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Sociologie des élites délinquantes : De la criminalité en col blanc à la corruption politique

Par Pierre Lascoumes et Carla Nagels
Paris : Armand Colin. 2014.

Thématique souvent perçue comme le parent pauvre de la criminologie en raison de la faible proportion d’études scientifiques réalisées à son sujet (McGurrin, Jarrell, Jahn et Cochrane, 2013), la délinquance en col blanc attire néanmoins une attention renouvelée des chercheurs francophones dans la dernière décennie. Cette effervescence s’est notamment manifestée par la publication d’un numéro spécial destiné à la criminalité en col blanc dans le périodique scientifique Champ pénal en 2013, alors qu’un second numéro spécial portera sur cette thématique dans la revue Criminologie en 2016. Avec l’œuvre Sociologie des élites délinquantes : De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Pierre Lascoumes et Carla Nagels franchissent une nouvelle étape en offrant ce qui s’avère sans aucun doute l’ouvrage de référence francophone le plus complet sur cette question.

L’objectif fondamental de l’ouvrage n’est donc « pas de proposer une théorie originale mais d’offrir un état des lieux, une synthèse la plus fidèle possible des différentes perspectives existantes » (p. 9). À travers cette synthèse, Lascoumes et Nagels cherchent à remplir deux objectifs fondamentaux. Le premier « ambitionne de mettre à distance un ensemble de stéréotypes qui participe à occulter l’objet et que l’on retrouve dans les opinions ordinaires autant que dans celles des milieux académiques» (p. 8). Les auteurs dénoncent ici les préconçus journalistiques et académiques qui vont de la « pomme pourrie » aux « tous pourris », un réflexe explicatif qui fait du phénomène « l’économie de [sa] complexité » (p. 9). Le second objectif est de « rendre compte de la transformation d’un champ de connaissance » (p. 9), à savoir l’exposition des plus récents développements scientifiques sur le crime en col blanc. Sur la forme, l’entreprise est ambitieuse; sur le fond, l’exercice est adroitement maîtrisé par les auteurs. L’ouvrage s’avère d’autant plus rafraîchissant qu’il entremêle habilement les productions anglophones qui dominent la littérature et les écrits francophones assez peu nombreux, chacun des deux courants ayant évolué assez distinctement dans le passé.

L’ouvrage est séparé en trois sections. La première partie (Les élites peuvent-elles être délinquantes? Débats et controverses) est divisé en trois chapitres et expose les grandes polémiques débattues à travers ce champ de recherche. Le chapitre introductif initie le lecteur sur les technicités définitionnelles du concept de criminalité en col blanc, en insistant sur la question des normes et du statut social. Le premier chapitre expose subséquemment trois grands débats ayant animé les discussions entre les chercheurs de ce champ d’études. D’abord entre les chercheurs qui définissent le concept ayant comme critère fondamental le statut social, et les autres qui privilégient une approche axée sur le délit, indépendamment du rang social des acteurs. Ensuite entre ceux qui traitent de cette notion en y incluant les actes criminels au sens strictement légal, et à l’autre extrême, ceux qui impliquent toute forme de pratiques déviantes et socialement dommageables. Enfin entre les chercheurs qui se penchent sur les actes de délinquance individuelle et ceux qui se concentrent sur leurs propriétés organisationnelles. Le deuxième chapitre aborde pour sa part les diverses facettes des réactions sociales envers la délinquance en col blanc : perceptions ambiguës du public quant au dommage résultant de ces crimes, raisons expliquant un traitement pénal inefficient et insuffisant, et particularité des délits en col blanc qui se règlent à travers des « circuits spécialisés » (p. 57) y forment l’essentiel des discussions.

La deuxième section (La délinquance économique et financière : concepts et analyse) nous expose les grands courants théoriques et instruments conceptuels utilisés dans l’analyse des délinquances en col blanc. Le troisième chapitre présente d’abord le « père fondateur de la discipline » (p. 132), Edwin Sutherland, en insistant sur l’objet de censure dont l’ouvrage original du chercheur fit l’objet de 1949 à 1983. Le quatrième chapitre présente ensuite les théories étiologiques d’une classe de délinquants qui ne composent pas avec les facteurs criminogènes traditionnels. Les auteurs étalent ici trois modèles explicatifs sur le passage à l’acte des élites sociales : les théories de l’anomie qui insistent sur une structure sociale éminemment compétitive et intrinsèquement criminogène, les théories culturalistes qui mettent l’accent sur le processus de socialisation menant à l’adoption graduelle de comportements déviants et les théories du choix rationnel qui soulignent la capacité plus ou moins grande des délinquants de raisonner au sein d’environnements économiques axés sur la maximisation des profits. Le cinquième chapitre reprend l’exercice précédent en l’adaptant cette fois-ci à la réaction sociale. Il y est question des théories interactionnistes qui exposent comment les élites arrivent à éviter le stigmate criminel, puis des théoriciens radicaux qui considèrent le recours très limité au pénal comme découlant des rapports de domination inhérents aux structures capitalistes. Enfin, le dernier chapitre de la section se concentre sur la victimisation étendue dont font l’objet les citoyens, entreprises, consommateurs et investisseurs à travers les pratiques élitistes délinquantes.

La troisième section (La délinquance des élites politiques : concepts et analyse) reprend un cadre similaire à la section et aborde une thématique considérée par les auteurs d’enfant négligé de l’étude des délinquances en col blanc, à savoir la corruption politique. Après avoir présenté les grands courants définitionnels associés à cette notion (chapitre introductif) et brièvement exposé les précurseurs des recherches en ce domaine (chapitre 7), le huitième chapitre traitre des modèles étiologiques associés aux déviances politiques. Il y est question des approches fonctionnalistes qui relèvent l’utilité sociétale des différentes formes de corruption; des théories culturalistes qui envisage « la diversité du rapport aux normes et la variabilité des modèles de référence orientant les acteurs sociaux » (p. 231); des approches du choix rationnel misant sur le calcul hédoniste des acteurs; et enfin des perspectives institutionnalistes qui insistent sur les interrelations entre structure étatique et conduites transgressives. Le neuvième et dernier chapitre traite enfin des approches constructivistes qui insistent sur caractère très ambivalent des réactions sociales suscitées par les différents scandales et affaires politiques, ainsi que des perspectives néo-marxistes qui mettent en lumière l’interpénétration profonde des sphères légales et illégales dans le fonctionnement des États de droit.

L’ouvrage que nous proposent Lascoumes et Nagels reste sans contredit une référence incontournable, autant pour les chercheurs soucieux de perfectionner leur connaissance que pour les étudiants désirant s’initier aux diverses perspectives de ce champ de recherche. Adoptant une perspective plus classique, celui-ci raccorde efficacement les différents points de vue, les nombreuses nuances et connaissances empiriques sur la thématique de la délinquance en col blanc. Les exemples tirés des quatre coins du globe permettent à l’ouvrage de contourner les barrières exclusives de la France en lui offrant une saveur internationale bien équilibrée. Enfin, les références sont nombreuses et précisent d’autant plus les numéros de page, traduisant la grande rigueur scientifique d’une recherche qui reste essentielle à la discipline.

L’ouvrage n’est toutefois pas à l’abri de certaines remarques plus critiques. On peut premièrement lui reprocher son insistance à percevoir dans la faible réponse pénale un symbole indémodable de la supériorité et de l’impunité des élites au regard de la loi. Les auteurs offrent une vision assez statique de la réaction sociale tout au long de l’ouvrage, axée sur la « constante de l’indignation et la faiblesse des sanctions » (p. 7). Cette approche s’avère néanmoins questionnable dans la mesure où plusieurs études illustrent que les élites économiques et politiques sont soumis à des contraintes formelles et informelles de plus en plus importantes dans les dernières décennies (voir notamment Cullen, Cavender, Maakestad et Benson, 1987; Alvesalo et Tombs, 2001; Thompson, 2005). C’est d’ailleurs une des critiques qu’adressaient Clinard et Yeager aux chercheurs adoptant une position plus critique dans les années 1980, ces derniers refusant généralement de considérer qu’« even the largest corporations are increasingly being subjected to severer restrictions, heavier penalties, and stronger environmental control » (1980 : 75).

Dans un deuxième temps, certains pourraient contester l’impression, prégnante dans l’ouvrage, que l’intensification du pénal constitue une solution ultime et souhaitable à la régulation des transgressions élitistes. D’une part, la capacité dissuasive et réformatrice du recours au pénal est loin de faire l’unanimité parmi les chercheurs qui considèrent parfois cette approche de contreproductive (voir Simpson, 2002). D’autre part, les stratégies axées sur la conciliation, que certains perçoivent comme plus aptes à corriger les comportements hors normes (voir Braithwaite, 2002; 2008), constituent un pan important de la littérature qui occupe une place plutôt marginale dans l’ouvrage. Or, comme plusieurs agences de régulation empruntent une telle approche, il aurait été pertinent d’exposer de manière plus extensive les points soulevés par les productions scientifiques dans ce courant théorique. Malgré la grande qualité de l’ouvrage, il s’agit somme toute de limites importantes pour une œuvre destinée à représenter le plus fidèlement possible les différents courants et perspectives à propos des délinquances en col blanc.

MAXIME REEVES-LATOUR
Université de Montréal


Références

Alvesalo, A., et Tombs, S. (2001). The emergence of a « war » on economic crime: The case of Finland. Business and Politics, 3, 1-30.

Braithwaite, J. (2002). Restorative Justice & Regulatory Governance. New York : Oxford University Press.

Braithwaite, J. (2008). Regulatory capitalism : how it works, ideas for making it work better. Cheltenham (UK) : Edward Elgar.

Clinard, M.B., et Yeager, P.C. (1980). Corporate Crime. New York : Free Press.

Cullen, F.T., Cavender, G., Maakestad, W.J., et Benson, M.L. (1987 [2006]). Corporate Crime Under Attack: The Fight to Criminalize Business Violence. Cincinnati (OH), Anderson

McGurrin, D., Jarrell, M., Jahn, A., et Cochrane, B. (2013). White Collar Crime Representation in the Criminological Literature Revisited, 2001-2010. Western Criminology Review, 14, 3-19.

Simpsons, S. (2002). Corporate Crime, Law, and Social Control. New York : Cambridge University Press.

Thompson, J.B. (2005). La nouvelle visibilité. Réseaux, 129-130 (1-2), 59-87.

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