RCCJP – Volume 66.1
Montréal la nuit / Du Red light au Village gai
Par Luc Gosselin
Montréal : Groupe Édition. 2024. 350 p. (Tome 1), 255 p. (Tome 2).
L’auteur de ce livre, Luc Gosselin, est un historien autodidacte « exemplaire ». Un « criminologue », également, sans le titre. Il a vécu la vie nocturne « intime » à Montréal depuis 50 ans. Son livre documente si bien cette vie nocturne qui comprend « la vie criminelle de Montréal » des années 1930 aux années 1980. Celle en particulier du « crime organisé » de l’époque. Son livre est « remarquable » grâce a la description fine et fort vivante de cette époque.
Il est surprenant qu’aucune histoire globale n’ait été écrite sur le Montréal des cabarets, des bars, des discos et des cafés et sur la faune qui s’y déploya et du contexte politico-judiciaire et criminologique qui lui est intimement associé. Surtout que la plupart des grandes villes du monde, en plus de l’attrait que représentent leur localisation géographique, leur aménagement urbain, leur espace architectural, leurs musées, leurs célèbres monuments et leurs personnages illustres, n’hésitent aucunement à mettre en lumière toutes les facettes de leur univers ludique, diurne et nocturne. En fait, les lieux de restauration, de détente et d’amusement actuels ou appartenant à un passé glorieux jouent un rôle essentiel pour définir l’identité singulière de la plupart des centres urbains importants dans le monde.
Ainsi l’histoire du carnaval de Rio et sa promotion de la samba remontant à 1917 ou le passé prestigieux du Vieux carré français de la Nouvelle-Orléans, les bas-fonds de Macao connus comme l’enfer du jeu, les nuits du gai Paris et du swinging London ou les grandes étapes ayant abouti à la naissance du quartier rouge d’Amsterdam nommé De Wallen (le mur), sans oublier les attraits du Reeperbahn de Hambourg et son secteur chaud St Pauli, le Kiez comme on le désigne là-bas, imposent chacun à leur façon, une signature touristique unique et incontournable. En plus de renforcer le sentiment d’appartenance de ses habitants et de faire naître en eux une fierté bien légitime.
La taxonomie de ces lieux de détente et de divertissement au Québec se décline en plus d’une quinzaine de désignations qui va du bar au club de danseuses en passant par la taverne, la brasserie, la discothèque, le after hour, le bar-spectacle, le grill, le bar clandestin, la microbrasserie, le bistrot, la boîte à chansons, le cabaret, le restaurant, le night-club, le café, la buvette, le pub et le music-hall.
La métropole jadis du Canada et maintenant du Québec a beaucoup à offrir à ce sujet. Surtout, fait sans doute unique, que l’on distingue cinq grands cycles relativement circonscrits qui ont marqué la ville de Montréal : soit le temps dit du Red Light District, le milieu criminel, qui court du milieu du XIXe siècle aux années 1950; la grande époque des cabarets traditionnels qui se poursuit de 1920 à 1970; l’ère de la bohème qui se prolonge dans les années dansantes du disco, du début de XXe siècle aux années 1990, la joie festive ayant succédé à l’espoir de changements; et enfin l’histoire récente et épique des bars et du quartier gais, des années 1930 à nos jours.
Parcourir des univers aussi différents qu’un quartier criminel comme le Red Light, celui des cabarets populaires à la gloire tapageuse et éphémère, les lieux sombres et enfumés de la bohème montréalaise où s’élaboraient des lendemains qu’on espérait chantants auxquels succéderont les dancings envoûtés par la voix de la bad girl Donna Summer et la rythmique des Bee Gees et enfin la galaxie des bars gais dont l’existence même fut longtemps interdite, présentait nombre de défis. D’où une approche qui se devait d’être à la fois explicite et circonstanciée.
L’auteur, Luc Gosselin, a donc décrit et analysé chacun de ces univers particuliers dans des perspectives différentes. Le Red Light, le « milieu criminel, le fut sous l’angle historique que nous autorise un recul de plus d’un siècle. Une centaine de lieux de détente et de réjouissances du centre-ville a plutôt fait l’objet d’une énumération localisée et datée accompagnée d’exposés abordant certaines thématiques. Aucune étude à notre connaissance ne s’imposait sur les lieux fréquentés par la bohème montréalaise et les discos bruyantes et endiablées. L’auteur a alors choisi de faire appel à la mémoire, aux témoignages et aux souvenirs pour en dévoiler les richesses insoupçonnées, l’oubli étant un affreux voleur comme le chanta magnifiquement la diva Diane Dufresne. Quant aux bars gais, il est apparu que seule une analyse systématique doublée d’une réflexion se voulant éclairante pouvait en rendre compte de manière satisfaisante. Cette exploration nous permet de voyager en des temps oubliés et rarement d’actualité et de faire ressurgir ces îles de la nuit qu’avait si brillamment évoquées le poète Alain Grandbois (1900-1975) dans une œuvre capitale[1]. Et réaliser, en posant un regard sur l’angle mort de l’histoire, que le monde du divertissement et des plaisirs interdits est tout aussi riche et porteur de visions antagonistes que peut l’être l’univers politique. En gardant présent à l’esprit qu’hier comme aujourd’hui, de jour comme de nuit malgré les aléas de la conjoncture, l’attribut qui a toujours collé à la métropole et qui lui semble indissociable à jamais est que Montréal est une fête[2]. Tout pour adhérer à la vision du romancier Francis Scott Fitzgerald qui avança dans l’un de ses romans que tendre est la nuit.
ANDRÉ NORMANDEAU
UNIVERSITÉ DE MONTÉAL
[1] Les îles de la nuit, recueil de poésie d’Alain Grandbois, fut d’abord publié en Chine en 1934. La plupart des exemplaires furent perdus lors d’un naufrage. Et l’œuvre de ressurgir des profondeurs de l’oubli lors d’une seconde édition au Québec en 1944 suivie de plusieurs autres reparutions. Dont celle remarquable à l’Hexagone en 1963 sous la direction avisée de Gaston Miron.
[2] Cette désignation de Montréal est une fête est inspirée du récit autobiographique d’Ernest Hemingway (1899-1961) Paris est une fête, livre publié à titre posthume en 1964. Un slogan en ce qui concerne notre ville qui pourrait être utilisé par les autorités municipales comme logo officiel pour promouvoir le tourisme à sa destination, comme l’est I Love New York du génial graphiste Milton Glaser (1929-2020).