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RCCJP – Volume 64.3 (2022)

Foucault sociologue. Critique de la raison impure

Par Marcelo Otero
Montréal : Presses de l’Université du Québec. 2021. 225 p.

Dans l’univers des publications dont Michel Foucault est le sujet, nous retrouvons, outre des biographies[i] et une hagiographie[ii], des ouvrages portant sur ses pratiques culturelles[iii], ses amitiés[iv], sa pensée « tardive[v] », sa posture résistante[vi], sa supposée « droitisation[vii] » et son rejet du néolibéralisme[viii]. Et aussi, des ouvrages portant sur son rapport à certains objets (la loi et le droit[ix], la criminologie[x], la sexualité[xi], l’État[xii]) et sur son apport au monde de la recherche en quête de renouveau[xiii]. Dans cette constellation de publications, Foucault sociologue s’inscrit à côté d’ouvrages[xiv] présentant les multiples facettes de sa réflexion par l’entremise de chapitres abordant chacun un thème précis, mais dont la proximité et les renvoies révèlent une grande cohérence. De l’aveu de l’auteur, l’ouvrage résulte de la volonté « de prendre huit grandes thématiques qui traduisent des tensions constantes et structurantes dans la discipline sociologique et pour lequel Foucault propose des avenues d’analyses à la fois novatrices et rigoureuses » (23). Ce faisant, Marcelo Otero poursuit une démarche entreprise il y a plusieurs années[xv] cherchant à démontrer que la position épistémologique de Foucault constitue un programme résonnant avec la discipline universitaire qu’est la sociologie. Foucault sociologue explicite en effet cette proposition en présentant les différentes notions qui composent une œuvre examinant les processus d’individualisation et de subjectivation tombant sous le thème général du « gouvernement de soi et des autres ». Cependant, il est à noter que l’ouvrage ne soutient aucunement que Foucault doit siéger au panthéon des théoriciens reconnus de la discipline au même titre que Durkheim, Weber ou Bourdieu, ni que le travail d’enquête de Foucault (examen d’archives), porté par un regard historiciste relevant le caractère « événementiel » du traitement de faits sociaux, constitue une démarche recevable devant se situer au côté de méthodes empiriques prédominantes.

Marcelo Otero introduit les divers objets d’analyse de Foucault (sciences humaines, enfermement, arts de gouverner, sexualités) et ses approches (archéologie, généalogie, analytique) et présente le fil qui attache les différentes parties d’une œuvre « inclassable ». En effet, le travail de Foucault est animé du projet de renverser l’ordre de notre savoir en soulignant que les objets de connaissance ne sont pas tant déterminé par notre « faculté de connaître » que par des partages (Raison/déraison; normal/déviant) s’inscrivant sur des régimes de véridiction qui empêchent certaines propositions d’être formulées. Dans ce contexte réflexif limité et historiquement situé, les formes que peut prendre la « conduite des conduites » reposent sur des logiques et des pratiques « naturalisées » ayant la capacité de gommer leur fondement discrétionnaire. Ajoutant sa voix à celle de Foucault, Otero affirmant qu’il existe dans nos sociétés un « sous-sol obscur et sans gloire qui sous-tend et rend possibles les lumineuses libertés formelles de l’individu moderne garantit non seulement la reproduction plus ou moins discrète des clivages sociaux, mais permet également de relier ces derniers à des dysfonctionnements individuels des sujets. Dysfonctionnements que les progrès des disciplines scientifiques viendraient un jour à solutionner par le développement de techniques d’intervention sociale de plus en plus précises, individualisées et individualisantes » (113). Sachant que Foucault insiste sur l’importance « de ne pas dissocier les analyses concrètes de l’émergence et de la transformation des sciences sociales et humaines (sociologie, psychologie, économie, sexologie, criminologie, victimologie, travail social, etc.) de l’émergence et de la transformation des phénomènes qu’elles étudient (médecine et maladie, délinquance et criminologie, population et gouvernement, psychiatrie et folie, etc.). » (160), comment pourrait-on, dans ces circonstances, être en mesure de saisir les ressorts de nos savoirs et de nos pratiques?

Le sous-titre de l’ouvrage critique de la raison impure avec sa référence kantienne n’est pas fortuit. Il souligne pertinence d’adopter une posture foucaldienne « contre-intuitive » portant sur l’aspect positif de l’exercice du pouvoir se déployant dans les sociétés modernes et contemporaines, à l’intérieur d’un cadre progressif venant justifier le contrôle des individus et des populations envers lesquels il existe des appréhensions (population flottante, anormaux, marginaux) et qui sont, pour les sciences sociales et médicales, des objets de savoir ouverts à l’examen et aux interventions. L’intérêt de l’ouvrage d’Otero réside dans sa façon efficace de présenter les notions foucaldiennes (discipline, dispositif, norme, etc.) sans escamoter un effort de problématisation qui demande : à quel moment une pratique/technique de contrôle (comme l’enfermement) a-t-il changé de sens pour prendre celui que nous connaissons ? De quelle façon un phénomène (comme la maladie) se retrouve-t-il isolé dans de la pauvreté et de toutes les figures de la misère pour devenir un objet médical ? Comment en est-on venu dans nos sociétés à punir les agressivités et les pulsions antisociales en jugeant des voies de fait et les actes d’agressions ?

Loin d’être destiné uniquement aux sociologues, l’ouvrage s’adresse à tous ceux et celles qui participent d’une façon ou d’une autre, par la production de savoirs ou par des interventions professionnelles, à des pratiques de régulation sociale et qui réfléchissent à la façon dont les « sociétés de sécurité » actuelles enchâssent les sanctions à des programmes orthopédiques ou acceptent des pratiques qui seront fort probablement réfutées par les générations futures. À ce sujet et pour montrer que nous pratiquons et acceptons socialement aujourd’hui des gestes reposants sur une rationalité somme toute circonstancielle, Otero demande : qu’ont en commun l’enfant turbulent, hyperactif ou oppositionnel et l’adulte souffrant de psychose pour se faire prescrire les mêmes molécules antipsychotiques ou des médicaments inhibiteurs sélectifs de recapture de la sérotonine (ISRS) destinés aux individus anxieux et les personnes déprimées ? (supra 39).

L’intérêt de Foucault sociologue réside également dans sa façon de présenter un propos permettant de prendre du recul par rapport à notre champ de savoirs. Soulignant qu’aucune épistémè ne peut réfléchir à ses conditions de possibilités ou nommer le système général de son savoir sans que celle-ci montre des signes d’essoufflement, il affirme qu’il faille « des éléments du régime de savoir qui se laisse entrevoir dans les failles du précédent mis en lumière d’une « contre-science» qui semble annoncer le dépassement de l’humanisme moderne » (82). Comment ne pas penser aux débats sur le genre qui vient troubler la coriace catégorisation binaire et à ces « familles homoparentales, enfants transsexuels, aux mères porteuses, aux trouples, aux cyborgs, aux transhumanismes, aux xénogreffes, etc. qui sont autant d’incarnations d’ordres ontologiquement réels et empiriquement fonctionnels qui travaillent à l’intérieur les grammaires du genre, de la filiation, du psychisme, voire de l’humain lui-même », qui nous obligent à « problématiser les grammaires « conformes » […] comme des instances arbitraires » (74).

Par l’entremise de belles pages sur la notion de dispositif de sexualité, Otero souligne que « le « point d’appui» du pouvoir […] peut devenir à un moment donné un point de résistance, voire une occasion de renversement d’une stratégie dans des circonstances différentes, imprévues ou mal connues » (179). Or, les « sexualités errantes » et les revendications minoritaires sont des points de résistance faisant obstacle à un ensemble de relations de pouvoirs réussissant à être codés par et dans une stratégie d’ensemble différente à celle qu’ils affrontent. Ainsi, Foucault sociologue, en plus d’être un ouvrage introductif, trouve toute sa pertinence en soulignant que la problématisation foucaldienne articule des enjeux de l’actualité à un passé stratifié et en laissant penser que le monde de la recherche en sciences sociales pourraient gagner à adopter des programmes destinés à documenter les « ancrages concrets » du pouvoir qui pèsent sur les individus et populations subordonnées sur le plan de la domination ou de l’exploitation, et ce afin de poursuivre un examen de l’histoire des corps et au moyen de l’analyse des « instances matérielles » de son assujettissement participant à de nouvelles formes de docilité et d’obéissance.

SYLVAIN LAFLEUR
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL


[i] Didier Eribon. Michel Foucault. Flammarion, 1989. / David Macey. Michel Foucault. Gallimard, 1994.

[ii] David M. Halperin. Saint Foucault. Towards a Gay Hagiography. Oxford University Press, 1995.

[iii] Patrice Maniglier et Dork Zabunyan. Foucault va au cinéma. Bayard, 2011. / Simeon Wade. Foucault en Californie. Zones, 2021

[iv] Mathieu Lindon. Ce qu’aimer veut dire. P.O.L., 2011.

[v] James Bernauer et David Rasmussen (dir.) The Final Foucault. MIT Press, 1987.

[vi] Érik Bordeleau. Foucault anonymat. Le Quartanier, 2012.

[vii] Daniel Zemora (dir.) Critiquer Foucault : Les années 1980 et la tentation néolibérale. Éditions Aden, 2014. / Mitchell Dean et Daniel Zemora. Le dernier homme et la fin de la révolution. Lux Éditeur, 2019.

[viii] Geoffroy de Lagasnerie. La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique. Fayard, 2012.

[ix] Ben Golder et Peter Fitzpatrick. Foucaul’s Law. Routledge, 2009. / Márcio Alves da Fonseca. Michel Foucault et le droit. L’Harmattan, 2013.

[x] Sylvain Lafleur. Foucault à Montréal. Réflexions pour une criminologie critique. Les éditions de la rue Dorion, 2021.

[xi] Lynn Huffer. Foucault’s Strange Eros. Columbia University Press, 2020.

[xii] Arnault Skornicki. La grande soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales. Les prairies ordinaires, 2015.

[xiii] Jeremy Ross (dir.) The Later Foucault. Sage publications, 1998. / Lisa Downing (dir.) After Foucault. Culture Theory and Criticism in the 21st Century. Cambridge Press, 2018.

[xiv] Pierre Sauvêtre. Foucault pas  à pas. Ellipse, 2017. / Alain Brossat. Abécédaire Foucault. Démopolis, 2014.

[xv] Marcelo Otero « La sociologie de Michel Foucault : une critique de la raison impure » in Michel Foucault : sociologue ? sous la direction de Marcelo Otero, Sociologie et sociétés, Vol. 28, No. 2, automne 2006.

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