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La détention avant jugement au Canada
Une pratique controversée

Sous la direction de Marion Vacheret et Fernanda Prates
Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (PUM), 4e trimestre 2015.

S’interrogeant sur les raisons profondes d’une évolution de la justice pénale au Canada, les auteurs ont eu l’excellente idée de tenter d’y répondre en harmonisant l’étude législative et la pratique des divers intervenants concernant la détention provisoire. En effet, au cours de leurs recherches qualitatives auprès des policiers, des procureurs de la Couronne, des juges, des avocats de la défense et même des détenus, ils nous livrent une étude solidement argumentée et fondée sur des données concrètes. La lecture de cet ouvrage est fort agréable et ouvre des perspectives pour les systèmes de justice européens, lesquels pourront exploiter les résultats et les analyses susceptibles de contribuer à l’amélioration de notre justice pénale.

Après « un survol de la littérature » et la mise en évidence des enjeux autour de la détention provisoire (Fernanda Prates), « la sociohistoire de la détention avant jugement » nous fait découvrir les nouvelles orientations survenues à partir des années 1990, principalement d’un point de vue législatif. Ainsi, il apparaît clairement que le législateur canadien a pris des mesures visant à encadrer le travail des juges et à resserrer les conditions de mise en liberté avant jugement. (Amélie Maugère et Marion Vacheret). En outre, pour quelques catégories d’infractions, le fardeau de la preuve est réservé à certains suspects et le pouvoir des juges est de plus en plus restreint, ce qui exprime une réelle défiance du monde politique.

La recherche de F. Prates et M. Vacheret auprès de policiers analyse les critères que ceux-ci prennent en compte. Ces critères influencent fortement les procureurs de la Couronne comme le révèlent les données statistiques affirmant que durant les années 1990 « 84,4% des actes d’accusation rédigés par les procureurs de la Couronne présentaient un contenu identique aux accusations policières ». Trois grands critères ressortent des entretiens menés avec les policiers quant à la décision de remise en liberté ou de placement en détention. Il s’agit de la gravité des faits, du passé criminel du suspect et de la protection des victimes. Mais la détention provisoire peut aussi poursuivre d’autres buts : faciliter l’enquête, punir le suspect ou le responsabiliser et prouver rapidement aux victimes que la justice n’est pas trop clémente.

Quels sont les motifs et enjeux qui poussent les procureurs de la Couronne, cette fois, à requérir la mise en liberté ou la détention provisoire ? C’est pour répondre à cet objectif que Vicki Labelle et Françoise Vanhamme ont organisé un entretien de groupe avec 7 procureurs d’une même région. Les discours des participants étaient assez consensuels et ceux-ci reconnaissaient que le but essentiel de la détention provisoire était de sécuriser le public, principalement par rapport aux atteintes à l’intégrité physique et, de façon répétée, aux biens. C’est seulement lorsque des garanties sérieuses et un dispositif de contrôle suffisant leur étaient proposées qu’ils octroyaient le maintien en liberté. On devine aisément que les personnes défavorisées ne disposaient guère des moyens pour payer la caution souvent exigée et que celles-ci faisaient gonfler alors la population pénitentiaire. Grâce au principe de précaution qui « mènerait à chercher au nom de quoi un accusé pourrait être libéré, plutôt qu’à procéder à l’inverse, à se demander sur quelles bases il devrait être détenu », les procureurs viseraient non seulement la protection de la société contre les « dangereux » et les récidivistes, mais surtout l’auto-protection de leur groupe professionnel face aux critiques extérieures. S’ils témoignent d’une forte cohérence interne, ils se montrent proches de la « nouvelle pénologie  (…) qui se fonde sur un double critère de rentabilité : la production d’une légitimité externe et une gestion efficace interne ».

Françoise Vandamme s’intéresse ensuite aux « bases typiques d’interprétation des juges et aux enjeux qui sous-tendent les bonnes pratiques en matière de mise en liberté ou de détention provisoire ». Sa recherche met également en évidence le poids de la Couronne sur la décision des juges, le procureur étant déjà lui-même influencé par le rapport de police, tout en se demandant si « cette proximité de vue pourrait mener, côté juge, vers un scénario de juge et de partie ». Elle constate que si le principe est de remettre en liberté, des dispositions légales tendent à le restreindre : obligations de peines minimales, nécessités de l’enquête, multiplication des infractions. Ainsi le juge doit se forger un avis sur une fuite du justiciable, toujours possible, afin de ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice. Il n’est pas rare de constater que chaque acteur soit tenté « de se débarrasser de sa responsabilité en renvoyant la décision à un collègue ou à l’échelon supérieur ». Finalement, les juges paraissent avoir « intégré une dimension de gestion des risques et son optique défensive », toujours centrée sur l’individu (défense sociale).

Vacheret, F. Prates et M-M. Cousineau utilisent la méthode par entretiens semi-dirigés (16 entretiens) pour découvrir les pratiques et stratégies mises en place par les avocats de la défense (de l’aide juridique et du privé) lorsque leur client est détenu provisoirement. Les résultats montrent que les avocats de la défense développent une pratique très engagée face à cette mesure et qu’ils déploient des stratégies adaptées au profil de leur client. Ils se révèlent très critiques sur la pertinence de la détention provisoire qui leur semble une mesure principalement utile au fonctionnement de la justice et qui facilite les plaidoiries de culpabilité, permettant un traitement rapide du dossier. Ainsi, la détention provisoire semble davantage répondre à un objectif de « redorer » le blason de la justice « plutôt qu’à réellement protéger la collectivité contre des risques importants ». C’est donc une logique de productivité qui se dégage car la justice doit être efficace, efficiente, rapide mais elle oublie alors trop souvent qu’une personne se trouve derrière cette décision. Le vécu des justiciables dans leur quotidien en détention provisoire est bien connu de M. Vacheret et de V. Brossard qui soulignent les conséquences importantes de l’enfermement immédiat et direct, dans des « conditions de vie et d’hygiène primitives » souvent plus dures que celles réservées aux condamnés définitifs. Le prévenu mène une vie d’attente, de stress et d’inactivité, totalement dépendant d’un système judiciaire qu’il ne comprend pas. En vue de quitter ces lieux surpeuplés et où ils sont sous une pression personnelle (mettre fin à l’incertitude) ou de l’avocat, ils choisissent de plaider coupable (solution idéale, apparente). Dès lors, cette détention avant jugement est perçue comme une punition arbitraire lourde de conséquences.

Dans un dernier chapitre, M. Vacheret souligne combien cette mesure de la détention avant jugement est « atypique et son recours a connu une inflation phénoménale alors même que les condamnations à une peine privative de liberté connaissaient une diminution majeure ». Cela témoigne-t-il « d’une rupture dans l’histoire du droit pénal au Canada ? ». Trois clés d’analyse lui permettront d’y répondre. La première concerne la transformation de la peine vers un modèle pénal punitif (donner une leçon à certains accusés, faire souffrir comme ils l’ont fait,…). La seconde concerne le développement d’une philosophie gestionnaire et actuarielle (gestion des risques et gestion efficace de la justice) et la troisième étudie la système pénal fortement publicité centré sur la défense de la victime : il faut montrer à l’ensemble du corps social que la justice « fait son travail » et répond aux attentes du public même si disparaît parfois la juste distance nécessaire pour éviter de s’identifier aux victimes. On assiste ainsi à une sorte de justice spectacle qui vise également la protection de la justice elle-même. L’auteure conclut en posant une question fondamentale « la détention présentencielle semble d’abord et avant tout une mesure pratique. A-t-on raison de parler de justice? ».

On referme ce livre avec le sentiment qu’il est possible, enfin, de se plonger dans des recherches crimino-juridiques sans être découragé par les difficultés de langages spécialisés. D’autre part, cette présentation harmonisant l’évolution de la législation et la pratique des acteurs concernés par la détention provisoire représente une richesse qui devrait inspirer davantage les recherches criminologiques et juridiques futures. En effet, chapitre après chapitre, les auteurs rappellent l’importance des philosophies sous-jacentes et non dites (« nouvelle pénologie) mais également la volonté de toute institution de justifier son existence et de se valoriser, au détriment même des personnes et de la Justice. A l’instar de ces auteurs, on souhaiterait voir à nouveau plus de criminologues dérangeant la bonne conscience des politiques tout en proposant des perspectives nouvelles et réalistes.

GÉRARD DE CONINCK
UNIVERSITE DE LIÈGE

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