RCCJP – Volume 66.1
Crimes sexuels en ligne, délinquants et victimes / Théorie, recherche et pratique
Par Sarah Paquette, Julien Chopin et Francis Fortin
Québec : Les Presses de l’Université Laval. 2024. 231 p.
Ce livre remarquable nous invite à prendre du recul vis-à-vis des espaces numériques dans lesquels nous sommes immergés et qui ont sensiblement modifié le paysage criminel. Ces mutations s’accélèrent avec les progrès de l’intelligence artificielle et la prolifération des objets connectés. Des paliers qualitatifs se franchissent successivement en changeant profondément notre quotidien. L’ouvrage convainc le lecteur que les crimes sexuels en ligne constituent une manifestation marquante et déstabilisante de ces bouleversements.
Dans ce contexte, la recherche sur la cybercriminalité s’étend progressivement et se configure. Les trois auteurs, aux profils complémentaires, illustrent ce mouvement en mettant ici en commun leurs connaissances très actuelles, leurs propres travaux empiriques et leur riche expérience professionnelle. Théorie, recherche et pratique se combinent comme le sous-titre l’indique justement.
Le livre est conçu solidement. La table des matières impressionne par la largeur et la profondeur des thèmes couverts. Les chapitres s’enchaînent avec fluidité, emmenant le lecteur dans de multiples dimensions et niveaux sans jamais l’égarer. Le voyage est structurant, plein de surprises, voire absorbant. Des petites études de cas apparaissent sous la forme d’encadrés tout au long du texte. Elles illustrent particulièrement bien les propos.
Dès l’introduction, les concepts fondamentaux sont posés, en prenant de la distance avec les définitions d’un droit un peu ankylosé. Le matériel d’exploitation sexuelle d’enfants (MESE) fait partie des notions centrales qui aident à penser la virtualisation. Il s’étend à des représentations, comme des dessins, des images ou des vidéos de synthèse qui sont faciles à produire par une intelligence artificielle générative. Le clavardage permet aux cyberdélinquants sexuels d’opérer masqués, tout en variant les scénarios imaginés pour créer la confiance dans les mécanismes de leurre d’enfants. Ceux-ci aboutissent parfois à des rendez-vous physiques pleins de dangers.
En assimilant ce langage simple, le lecteur adopte donc une position qui améliore sa perception de la diversité des risques de faire de mauvaises rencontres pour des enfants devenus très vulnérables.
Les auteurs de l’ouvrage n’oublient pas les théories explicatives les plus éprouvées en criminologie pour concevoir un cadre d’analyse. Ils examinent toutefois attentivement leur pertinence et leur portée dans les environnements numériques. Un des défis conceptuels majeurs émerge alors : comment concilier la virtualisation avec une réalité des êtres humains enracinés dans des espaces physiques ?
L’intérêt porté aux victimes, en particulier dans les chapitres 3 et 9, pousse le lecteur à considérer davantage les manières dont les enfants sont touchés par cette délinquance. Les auteurs de l’ouvrage regrettent toutefois que la recherche en victimologie peine à se saisir de ces changements, car trop enfermée dans ses visions préétablies et souvent inadéquates pour étudier les victimes de crimes sexuels en ligne. Les théories des activités routinières et écologiques du crime aident néanmoins à capter certains aspects du profil des victimes dans les bouleversements qualitatifs apportés par les transformations numériques. Un échantillon substantiel de dossiers d’enquête sert également à décliner certaines formes de victimisation.
Ces mêmes données très riches sont aussi exploitées dans la partie appréciable du livre qui est consacrée aux cyberdélinquants sexuels. Le lecteur découvre comment ces malfaiteurs apprennent à s’orienter dans les différentes couches des environnements numériques et trouvent les zones d’anonymat qui leur conviennent le mieux. Ils assimilent facilement le langage spécifique utilisé pour naviguer dans ces espaces et accéder à ce qu’ils recherchent. Ils élaborent des stratégies et des modes opératoires par des échanges avec leurs pairs au moyen de canaux de communication spécifiques. Les auteurs du livre expliquent aussi comment les cyberdélinquants sexuels fabriquent des cognitions favorables à leurs comportements problématiques exacerbés par les environnements numériques. Une approche développementale sert enfin à analyser le parcours des cyberdélinquants, en trouvant dans leur vécu, une des raisons possibles à leur trajectoire criminelle.
Les auteurs du livre posent dans un ordre réfléchi, mais côte à côte, les connaissances qu’ils ont accumulées. Ils réussissent ainsi à construire un tout convaincant qui se lit agréablement, sans ressentir les différences de styles et de perspectives propres à chacun d’eux. Le passage de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité reste néanmoins une étape à franchir, pour faire émerger quelque chose d’encore plus neuf. Le dernier chapitre, qui porte sur les leviers d’action utilisés par les institutions concernées, montre que ce travail d’intégration est inabouti. Les initiatives multiples qui sont menées pour contenir le phénomène se confinent toujours essentiellement dans les silos disciplinaires et professionnels préexistants. L’expression plus offensive de quelques concepts pivots structurants, tels que la trace qui se perçoit en filigrane dans l’ensemble du livre, pourrait aider à avancer selon cette perspective.
En résumé, cette lecture clarifie nos idées souvent embrouillées sur ces sujets et nous oriente dans le monde numérique complexe. L’ouvrage établit les fondations nécessaires pour développer de nouveaux cadres de pensée robustes et pertinents, ouvrant ainsi la voie à une recherche plus interdisciplinaire et marquée par une plus grande réciprocité dans les collaborations entre les acteurs concernés, qu’ils soient professionnels ou académiques.
Le livre est aussi disponible en libre accès depuis le site de l’éditeur, ce qui contribuera à sa diffusion à une échelle que les auteurs méritent.
OLIVIER RIBAUX
UNIVERSITÉ DE LAUSANNE – SUISSE