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RCCJP – Volume 64.2 (2022)

Camouflage et immunité dans les sphères commerciale, militaire et religieuse :
Dimensions organisationnelles et systémiques

Par Louise Fines
Paris : L’Harmattan. 2021. 190 p.

De nouveau, Louise Fines nous surprend agréablement par cette récente publication. Auteure de plusieurs ouvrages sur les crimes en col blanc et les crimes systémiques, elle dévoile dans cette récente parution, les procédures, les tactiques et les stratégies utilisées par les infracteurs présumés – individus et organisations – pour commettre de manière ingénieuse et récurrente, des actes ignobles et criminels. Ceci au nez et à la barbe des agents de surveillance gouvernementale, des enquêteurs et de la police. Dans cet ouvrage, la professeure et chercheuse veut saisir la dynamique contemporaine de dissimulation des organisations relevant aussi bien de la sphère commerciale, politique, militaire que religieuse. Elle subdivise son livre en huit chapitres.

Au premier chapitre sont revisitées les notions de crimes en col blanc et de crimes systémiques. La notion de crimes en col blanc, notion polysémique et controversée, fait référence à des acteurs dont la position structurelle est susceptible de les aider à bénéficier de mécanismes de déviation pluriels. Ces crimes sont souvent présentés comme n’étant pas violents, car ils ne feraient pas vraiment de victimes. Pourtant leurs opérations génèrent des torts considérables aux populations vulnérables. Ceci est dû au fait que les infracteurs présumés de crimes en col blanc sont capables de rendre leurs actions invisibles en usant du camouflage pour que leurs opérations demeurent hors d’atteinte (p. 26). Ainsi, ils masquent les failles profondes du système et lui permet de perdurer. Pour saisir la dynamique intrinsèque du camouflage, il sied de tenir compte de l’environnement à l’intérieur duquel les acteurs évoluent, autant du point de vue historique, politique qu’économique (p. 39). Par crimes systémiques, il faut entendre des situations où les infracteurs sont en position de mobiliser le système dans lequel ils sont en opération en vue de commettre des infractions tout en restant protégés par ledit système (p. 18). Louise Fines à la fin de ce chapitre introduit quatre cas d’études retenus comme échantillon théorique de recherche : deux sociétés commerciales (Purdue Pharma et Volkswagen), les Forces Spéciales australiennes et les abus sexuels commis dans des communautés religieuses aux États-Unis, en Angleterre et au Pays de Galles (p.46-49).

Les deuxième et troisième chapitre analysent la dissimulation et l’immunité à l’aune du syndrome du « Seigneur des mouches ». Les membres de l’organisation ont l’impression de faire partie d’un groupe spécial, et à ce titre, ils estiment avoir le droit de s’affranchir des lois positives tout en édictant leurs propres lois. Se faisant, ils revendiquent un traitement spécial. Ceci est visible dans l’affaire Purdue Pharma et la crise des opioïdes aux États-Unis en 2019. Afin d’augmenter les ventes, cette compagnie pharmaceutique, incita les médecins à prescrire toujours plus d’OxyContin particulièrement à des personnes vulnérables : personnes âgées, vétérans et premiers consommateurs. Ceci avec le risque de développer une dépendance. Des dizaines et des centaines de morts s’ensuivirent. Pour s’exonérer de toute responsabilité, Purdue Pharma de manière répétitive affirma que les multiples décès des patients se justifiaient du fait qu’ils avaient abusé de la dose prescrite et étaient devenus dépendants. La mort par overdose ne relèverait donc pas du ressort de la compagnie pharmaceutique. Dans l’affaire Volkswagen de 2015, le Procureur reprochait au suspect d’avoir usé de la supériorité de leur expertise dans le dessein exprès de tromper sciemment et en connaissance de cause les consommateurs d’automobile de marque VW. Ces véhicules n’étaient pas conformes aux exigences formulées par les lois américaines en matière d’environnement (P. 72). Les actions des Forces Spéciales australiennes ainsi que celles des prêtres-abuseurs permettent de mieux comprendre les ressorts de la dissimulation en contexte organisationnel. Les premiers tuaient « des sympathisants des Talibans » tout en justifiant leurs massacres par toute sorte de subterfuges. Les seconds privilégiaient leurs intérêts par rapport à ceux des enfants abusés. En d’autres termes, l’Église a mis l’accent sur la protection de sa réputation et sur la dissimulation des abus commis par ses membres plutôt que de donner la priorité au bien-être physique et mental des personnes abusées.

Au chapitre quatre du livre, on voit bien que dans toutes les affaires susmentionnées, un bouclier de protection s’est développé autour des infracteurs présumés et de l’organisation dont ils relèvent. Les acteurs soudés et loyaux sont prêts à partager le même combat, les mêmes finalités et surtout à adhérer à des stratégies de camouflage diverses et complémentaires. Aussi un silence règne-t-il parmi les complices. En outre, les lanceurs d’alerte qui auraient des velléités de dénoncer de tels actes subissent de multiples représailles afin de ne pas alerter les autorités compétentes (p.79). Quant à l’autorité morale (militaire, économique, religieuse) de l’organisation, elle excelle dans la facilitation du cover-up. L’auteure illustre ses affirmations par des exemples tirés aussi bien des affaires Purdue Pharma et Volkswagen que dans celles des Forces Spéciales australiennes et des abus sexuels commis dans les communautés religieuses. Ces infracteurs bénéficient d’une certaine immunité au quotidien grâce à la dissimulation et aux dysfonctionnements avérés de la surveillance.

En effet comme souligné au chapitre cinq, il est difficile aux surveillants parfois mal équipés d’imaginer la tromperie, de prévoir les schèmes de camouflage, la supercherie et la fraude. Très souvent les informations importantes n’ont pas été transmises aux agences régulatrices et de contrôle. On pourrait alors parler de la normalisation de la déviance organisationnelle et systémique. Parce que ces acteurs influencent leur environnement de multiples façons, ils parviennent à récidiver dans des comportements ayant déjà fait l’objet d’une intervention de la part des autorités compétentes qui peinent alors à déceler l’émergence de patterns qui n’en finissent plus de surprendre (p. 96). Avec pédagogie, l’auteure de ce livre passe ensuite en revue les manœuvres de dissimilation des infracteurs présumés dans les quatre cas d’études retenus comme échantillon théorique de recherche. Les chapitre six, sept et huit mettent en exergue les conséquences des tactiques de camouflages : l’immunité des infracteurs présumés et l’indifférence manifestée à l’endroit des victimes.

La Professeure Louise Fines décrit par ailleurs le décalage entre l’image présentée publiquement par l’organisation et la réalité qui se déploie sur le terrain. L’organisation clame son désir d’aider les gens, de protéger l’environnement, de servir la communauté alors qu’en réalité, on constate que de nombreuses victimes subissent ses actions (et omissions) directes et indirectes. Dès lors on comprend pourquoi les activités de Purdue Pharma, des Forces Spéciales et des communautés religieuses visent a priori à apporter de l’aide aux personnes (par exemple : un nouveau médicament, la sécurité et la paix sur le terrain, la communion avec d’autres personnes qui partagent les mêmes croyances religieuses). De même le but énoncé de l’entreprise Volkswagen était de s’assurer que les autos vendues ne soient pas une grande source de pollution. Or, indépendamment des buts poursuivis et affichés, on dénombre a posteriori des morts, des malades, des blessés, de nombreuses victimes qui ont subi des abus à répétition (p. 109-110).

En effet, la dissimulation aussi infime soit-elle produit au final, avec l’accumulation de toutes les manœuvres de camouflage, beaucoup plus de victimes. Par ailleurs les délais en vue d’obtenir la justice s’allongent, la durée des infractions se chiffre en mois, voire en décennies, les lieux où se produisent les abus sont susceptibles de se multiplier, « ajoutant dès lors une dimension fractale spatiale à la composante temporelle déjà relevée » (p. 121). C’est dire que des conduites apparemment anodines ont la capacité, en raison l’amplification des gestes posés, de générer des répercussions dramatiques à long terme.

Au dernier chapitre de l’ouvrage, l’auteure revient sur le travail des surveillants qui ne perçoivent pas l’émergence de patterns, la capacité des acteurs à influencer leur environnement justicier et sur leur capacité à limiter l’imposition des lois qui les concerne. Elle souligne aussi le fait que les infracteurs n’assument pas leur responsabilité face aux morts, aux blessés et aux abus. Elle met en évidence le contrôle qu’ils exercent sur l’information publique les concernant, la diffusion de renseignements faux, incomplets et confus portant sur leurs informations. Enfin, elle insiste entre autres sur les dimensions organisationnelles et systémiques qui permettent de mieux saisir le paradoxe du bien-être collectif. D’un côté, un projet de vivre ensemble qui mise sur le collectif ; de l’autre, de nombreux membres du système en jeu qui font cavalier seul, édictent leurs propres lois dans une indifférence effarante quant aux conséquences humaines désastreuses (p. 135-136).

Les quatre configurations contemporaines choisies et étudiées dans cet ouvrage illustrent bien les affirmations de l’auteure. Le livre est écrit avec clarté et précision. On a parfois l’impression tout au long de la lecture que l’auteur se répète. Mais en réalité, elle apporte plus d’élucidations, plus d’éléments qui illustrent et corroborent ses prémices. Cet ouvrage mérite d’être lu par toutes les personnes éprises de justice sociale, par celles désireuses de voir la dignité de toute personne humaine respectée, quelle qu’elle soit et indépendamment de sa catégorie sociale.

VALÈRE NKOUAYA MBANDI
UNIVERSITE SAINT-PAUL (OTTAWA)

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