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Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime

Sous la direction de Pierre Piazza
Paris : Éditions Karthala. 2011.

À travers 11 chapitres bien référencés et particulièrement illustrés de documents d’archives impressionnants, une équipe internationale de chercheurs français et argentins en histoire de la sécurité (Etat, police, identification, criminalité) et en mathématiques, signe, sous la direction de Pierre Piazza de l’Université de Cergy-Pontoise, spécialiste de la nature socio- historique des dispositifs étatiques d’identification des individus et de leurs enjeux, un ouvrage des plus intéressants présentant Alphonse Bertillon comme le créateur de la police scientifique.

Quoique cette thèse aurait probablement mérité la consultation d’un scientifique criminaliste (ou d’un forensicien) pour apporter un peu de tempérance et apprécier ainsi l’héritage encore palpable de Bertillon dans la réflexion et la pratique[1], ce livre éclaire l’intégration douloureuse de la biométrie originelle (le bertillonnage, rapidement débordé par les empreintes digitales), non seulement dans l’identification des récidivistes, puis des criminels, mais aussi dans le contrôle des populations jugées à risque et l’administration pénitentiaire.

Présenté comme le génial précurseur, voire l’inventeur de la police scientifique, Alphonse Bertillon devient le fil rouge de ce recueil qui a le mérite de replacer brillamment dans son contexte historique français les premiers pas de la photographie et de l’anthropométrie policières, la seconde étant finalement détrônée par les empreintes digitales à la mort du créateur de l’identité judiciaire. Il peut être, cependant, regretté une confusion entre l’objet bien compris d’intérêt de cet ouvrage (Bertillon) et la centralité qui lui est alors accordée dans le développement international de la police scientifique ou de la criminalistique, présentant, par exemple, Locard comme un fidèle (P 18), Gross, Reiss, Ottolenghi, Stockis, de Ryckère ou Godefroy comme de simples diffuseurs du bertillonnage (P110).

À contrario, l’apport majeur de Bertillon à la photographie judiciaire et de scène de crime ne se discute pas et est particulièrement bien restitué par l’ouvrage, même s’il aurait peut-être mérité une étude comparative avec l’excellent livre de Giradin (2009) Le théâtre du crime, qui soutient une approche alors internationale de la définition de la photographie scientifique portée par Reiss. Pourtant l’ouvrage recensé reconnaît l’introduction du daguerréotype dès 1840 en France, en Grande-Bretagne et en Belgique (page 172), tout en omettant, il est vrai, de préciser que la photographie judiciaire devient pratique courante dès 1854 à la police de Lausanne.

Le connaisseur peut, cependant, s’interroger sur les raisons pour lesquelles les auteurs semblent minimiser un aspect plus personnel de Bertillon dans ce qui ressemble pourtant à une biographie, à savoir son caractère insupportable, parfois obtus, souvent entêté, voire mégalomaniaque. Il se retrouve aussi bien dans sa résistance à reconnaître le caractère supérieur des empreintes digitales à l’anthropométrie judiciaire, que dans son engagement dans l’affaire Dreyfus.

Dans le premier cas, pourquoi ne pas avoir été jusqu’au bout de l’exploitation de la publication majeure de Bertillon en 1912, citée mais non référencée[2], critiquant l’exclusivité accordée par les Britanniques aux empreintes digitales, à savoir la création d’une modification en trois endroits de deux empreintes digitales différentes et un découpage savant de zones incompatibles pour démontrer sa thèse de l’absence de fiabilité jusqu’à au moins 16 points de concordance de l’identification d’un individu ? Audelà de cette pratique scientifique contestable, cette modification à la pointe de graphite des photographies d’empreintes aura des conséquences dramatiques pour l’identification dactyloscopique, puisque les Anglais adopteront pendant plus de 80 ans un standard numérique d’identification formelle dactyloscopique sur la base de cette publication mal comprise.

Dans le second cas, malgré quelques interrogations en pages 147 et 148 sur son attitude durant l’Affaire, l’hypothèse pourtant confirmée d’un antisémitisme affirmé de Bertillon proche de l’OEuvre française est tout juste soulevée, oubliant sa conviction réitérée de la culpabilité de Dreyfus jusqu’à sa mort… confirmant sa confusion du rôle de l’expert et de celui de juge.

Finalement et implicitement, les textes qui composent ce recueil invitent le lecteur à une saine réflexion sur l’efficacité et les limites politiques et éthiques de la science (et de sa mise en oeuvre technique) dans les stratégies de sécurité et de contrôle de populations. Cependant, le risque d’anachronisme existe lorsque cette invitation devient explicite, comme dans le dernier article, qui porte d’ailleurs en sous-titre « Polémiques et réflexions autour de la figure de l’expert »). Partir des erreurs analytiques et d’interprétation (volontaires ?) de Bertillon sur l’Affaire Dreyfus pour s’interroger « sur la validité et l’importance accordée à l’expertise scientifique » aujourd’hui (P370) est légitime. Cette réflexion pertinente initiée par Mrs. Mansuy et Mazliak aurait, pour autant, mérité d’être un tant soit peu complétée par la reconnaissance d’une recherche féconde en criminalistique dans le domaine de la théorie de la décision et des schémas probabilistes inférentiels – il est vrai peu utilisés par les experts et ignorés par les juristes en France- , dont on peut d’ailleurs tracer la genèse dans le rapport Appell, Darboux et Poincaré de 1904 : « Comme il est absolument impossible pour nous [les experts] de connaître la probabilité a priori, nous ne pouvons pas dire : cette coïncidence prouve que le rapport de la probabilité de la forgerie sur la probabilité inverse est une valeur réelle. Nous pouvons seulement dire, que ce rapport est X fois plus grand maintenant qu’avant l’observation ».

Nonobstant deux incorrections (identifier la police technique et scientifique aux origines de la criminalistique en page 146, alors que le terme et le concept apparaissent en 1893 avec Gross ; l’expertise en document n’est pas de la graphologie en page 147, même si la confusion est compréhensible au début du XXe siècle) et une faute d’orthographe (Poincarré en page 383), cet ouvrage mérite de figurer parmi les livres de référence de tout criminologue ou criminaliste.

FRANK CRISPINO
Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)


[1] Par exemple, l’Ecole des sciences criminelles de Lausanne aurait sûrement relativisé, sans remettre en cause, le rôle majeur de Bertillon dans l’intégration de la technique comme moyens d’identification policière.

[2] Bertillon A (1912) Notes et observations médico-légales – les empreintes digitales. Archives d’Anthropologie Criminelle. Médecine Légale et Psychologie Normale et Pathologique N°27, 36-52

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