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L’affaire Turcotte / Les dessous de la saga judiciaire de la décennie

Par Catherine Dubé
Montréal : Éditions Rogers Media. 2017.

En Europe comme en Amérique du Nord, il y a à chaque année publication de 9 ou 10 livres sur « L’affaire X, Y, Z … ». Écrits par un journaliste, un universitaire, un praticien de la justice pénale (avocat, juge, criminologue …), telles affaires pénales « fascinent » souvent le grand public. Question de curiosité, bien sûr, mais également d’intérêt véritable pour plusieurs lecteurs. Ces livres suscitent à l’occasion un questionnement en profondeur de la scène pénale et criminelle et mène quelquefois à des changements législatifs et/ou administratifs aux codes pénaux et aux codes de procédure pénale, et même à des changements pour améliorer la qualité des enquêtes policières et judiciaires. Quoiqu’il en soit, voici le dernier-né de ces affaires, celui de l’affaire Turcotte. Aucune autre affaire criminelle n’a autant retenu l’attention au cours des 10 dernières années au Québec et même dans l’ensemble du Canada. « L’affaire Turcotte » mérite bien le titre d’affaire judiciaire de la décennie. Encore aujourd’hui, huit ans après les tragiques événements, bien des gens peinent à comprendre comment un médecin jusqu’à là sans histoire a pu tuer ses deux enfants de trois et cinq ans en les poignardant avec acharnement malgré que tous ceux qui le connaissaient bien ont témoigné de son amour total pour ces deux enfants. Fort étrange !

Tour dans ce drame défie l’entendement. L’affaire Turcotte a ébranlé la justice et mené à l’adoption d’une nouvelle loi. L’impartialité des psychiatres – ces professionnels qui font partie des témoins-clés dans les deux procès de cette affaire – est dorénavant remise en question. Dans cet ouvrage, Catherine Dubé reconstitue trois ans d’enquête. De ses dizaines d’entrevues avec des juristes et des psychiatres, de sa lecture de centaines de pages de documents, de ses heures en cour de justice ou interviewant la mère des victimes, une mère elle-même médecin, l’auteure titre un document troublant de vérité sur un drame qui hantera longtemps la mémoire collective. Pour les juristes et les criminologues français, belges, suisses, québécois et ceux des autres provinces et des territoires de Canada, le plus intéressant de cette affaire est certainement la longue « saga », selon le sous-titre du livre, autour de l’expertise médico-légale.

Cette saga, si bien décrite dans le livre, débouche sur la réclamation d’une réforme en profondeur de ce système et de la façon dont les témoins-experts, en particulier les médecins-psychiatres, jouent leur rôle à la Cour. Dans ce sens, le livre dépasse largement l’anecdote et la curiosité malsaine ou légitime, et nous permet de mieux comprendre l’urgence de transformer la contribution de ces experts afin de rendre justice aux victimes.

Ainsi, les avocats pensent que c’est au Collège des médecins de surveiller ses membres. Le Collège des médecins dit que ce n’est pas son rôle d’intervenir dans les procès et que c’est aux psychiatres de débattre entre eux de leurs conflits professionnels et scientifiques. L’Association des médecins-psychiatres croit que c’est au milieu judiciaire de prendre ses responsabilités. On se renvoie donc la balle. C’est un système cloisonné. Chaque instance s’occupe de sa petite partie et personne ne veut prendre la responsabilité de dénoncer ce qui ne fonctionne pas et de suggérer des améliorations au système. Un système d’inspection des expertises existe maintenant depuis ce méga-procès, mais il en faudrait beaucoup plus, selon l’auteure et … la mère des enfants tués qu’elle interviewe longuement à plusieurs reprises et avec un doigté de bon aloi.

Le temps serait-il venu de procéder à une réforme de la justice criminelle ? La justice civile a accompli la sienne avec l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile au Québec en janvier 2016. Un long travail qui a pris plus d’une décennie et qui consiste en un réel changement de culture favorisant le règlement des conflits avant le procès. Du côté criminel, ce ne sera pas facile. Le Code criminel est de responsabilité fédérale et les droits des accusés sont protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. N’empêche, de plus en plus de voix s’élèvent au sein même de la magistrature pour dénoncer les dysfonctionnements du système et les abus de procédures, autant du côté de la défense que de celui des procureurs de l’État, qui engendrent des délais de plus en plus longs (souvent plus de deux ans) entre le moment où les actes sont commis et celui où l’accusé est jugé. La preuve d’expertise contribue elle aussi à alourdir le processus et allonge les procès. Selon l’auteure « et » la victime par ricochet (i.e. la mère) de cette affaire, si ce grand ménage de notre système de justice est fait, pourquoi ne pas saisir l’occasion pour apporter des améliorations aux mécanismes de l’expertise légale ? Le milieu judiciaire pourrait au moins prendre le temps d’évaluer les propositions qui sont sur la table. Quand la preuve d’expertise s’annonce longue et complexe, le « panel d’experts » pourrait sans doute être une formule intéressante – à condition que l’accusé y consente.

À défaut, on pourra se tourner vers la « conférence d’experts » au cours de laquelle les experts sont appelés à s’interroger entre eux pour faire émerger le consensus scientifique. Cela injecterait une dose d’indépendance scientifique dans le processus judiciaire. Si le Collège des médecins fait adéquatement son travail de surveillance, les experts ne pourront plus témoigner en laissant croire que leur opinion minoritaire est la norme généralement acceptée. L’obligation de dévoiler si leur opinion fait consensus ou non dans la profession figurera dans la nouvelle mouture du guide d’exercice de la médecine d’expertise du Collège des médecins. Restera au Collège à s’assurer que cette obligation est respectée. La conclusion de l’auteure est tout-à-fait juste. « Le système judiciaire repose sur un fragile équilibre entre les droits des victimes et ceux des accusés. Mais il y aurait sans doute moyen d’améliorer les règles de droit sans le rompre » (page 161).

Tout compte fait, ce livre est parmi les rares livres de ce genre à dépasser l’anecdote et le fait divers pour aller plus en profondeur de façon critique sur le système de justice pénale et pour en tirer des hypothèses de changement réalistes fort pertinentes et fort utiles. Signalons en particulier que la victime par ricochet, la mère des deux enfants tués, médecin de profession, a joué un rôle très important auprès de l’opinion publique en exprimant de façon claire et calme, compte tenu de ses expériences douloureuses aux deux procès, ses opinions et ses suggestions pratiques, reflétées fort bien dans ce livre par l’auteure. Une « affaire » pas comme les autres … Une « auteure d’affaire » pas comme les autres … Remarquable pour un tel livre !

ANDRÉ NORMANDEAU
Université de Montréal

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