RCCJP – Volume 65.2 (2023)
Une véritable justice équitable, décolonisée, par et pour les peuples autochtones
Pierre Rousseau
Préface de Ghislain Picard
Québec : Presses de l’Université Laval (PUL). 2023. 220 p.
« Explique(r) les raisons de l’échec du système judiciaire canadien envers les peuples autochtones » (p. 19) n’est pas une mince affaire. D’ailleurs, Pierre Rousseau n’est pas le premier à s’interroger sur « l’efficacité du droit pénal et du système de justice criminel comme moyen de lutter contre le crime et de protéger la société » (p. 32)[1], puisqu’en 1982, le ministre fédéral de la justice, Jean Chrétien, avait amorcé une réflexion en ces sens. Il alla jusqu’à avancer que « ce qui mine le système pénal, c’est plutôt la confusion à propos de son fondement même, c’est-à-dire du rôle que le droit pénal devrait jouer » (p. 44).
L’excellente étude du juriste Pierre Rousseau, familier avec la justice en territoire éloignée comprend une longue introduction suivie d’une description de différentes traditions juridiques autochtones au pays, pour ensuite aborder trois cas d’assimilation ou de pluralisme juridique en Amérique hispanophone. Il termine en analysant comment il serait possible d’harmoniser les différents systèmes de justice qui prévalent actuellement au Canada, dans une perspective de décolonisation.
Dès l’Introduction, Rousseau expose l’échec du système à l’aide de données relatives au taux de criminalité et de l’évolution des taux d’incarcération des Autochtones, le tout accompagné de la liste des rapports qui mettent en évidence le type de traitement dont sont victimes les membres des Premières nations, qu’il explique par le colonialisme juridique.
Un point important est qu’avant d’aborder les causes de la criminalité autochtone (alcool, drogues, conséquences des pensionnats), le chercheur souligne que le système de justice canadien est axé sur la punition, alors que la justice autochtone vise la réparation. En concluant dans un premier temps, que « le système juridique dans son ensemble, …, est imbu de racisme systémique » (p. 36) et ensuite qu’« On croit généralement que le génocide se limite à la Shoah, l’Arménie, le Rwanda, mais ce n’est pas le cas; il faut admettre que c’est aussi au Canada » (p. 50).
Dans Les traditions juridiques autochtones, l’auteur décrit la perspective autochtone en matière de justice lors l’arrivée des européens pour ensuite décrire différentes traditions juridiques dont celle des Wet’suwet’en, des Tsimshian, des Nisga’a, des Tsilhqot’in, des Anichinabés, des Atikamekw Nehirowisiwok, des Innus et des Inuits (p. 51-105). Globalement, « Les modes de règlement des différends sont plus complexes, mais forment toujours un ensemble de règles pour maintenir la cohésion sociale et l’harmonie au sein des nations en question », qui sont constituées de quelques centaines à quelques milliers de personnes (p. 105).
Dans la partie Assimilation ou pluralisme juridique? Pierre Rousseau s’emploie à définir le « pluralisme juridique » comme « le fait que, dans un pays, plusieurs systèmes juridiques coexistent selon l’objet, les régions et les personnes » (p. 107). Il donne comme premier exemple, au Canada, « le Québec (qui) a son propre système de droit civil et les autres provinces (qui) ont des systèmes de common law » (p. 107). Viennent ensuite les exemples de la Bolivie, de la Colombie, du Mexique des zapatistes, des États-Unis et finalement du Groenland – Kalaallit Nuât.
Ensuite dans L’Harmonisation des systèmes juridiques, Rousseau explore les avenues qui s’offrent pour reconnaître et intégrer les différentes traditions juridiques autochtones tout en prévoyant « une interface entre les systèmes autochtones et celui de l’État sans asservir les systèmes autochtones à une sorte de supervision susceptible de prolonger le colonialisme canadien » (p. 155).
Cette harmonisation ne pourra se faire qu’en dehors Du processus de décolonisation. Pour l’auteur, « Il y a actuellement trois grands courants pour aborder la décolonisation au Canada : l’approche égalitariste, la reconnaissance et la résurgence » (p. 151). Il estime que le courant « le plus prometteur (est) la résurgence » (p. 167), et c’est celui qu’il explique le plus en détail (p. 167-179).
Dans sa Conclusion, Rousseau réitère l’urgence et la nécessité « que les peuples autochtones revitalisent et restaurent leurs systèmes juridiques, car ils seraient en mesure de mieux répondre aux besoins d’équité, de paix et d’harmonie dans (leurs) collectivités. La société dominante ne gagn(ant) absolument rien à persister à imposer son système juridique aux Premiers Peuples, bien au contraire » (p. 187).
Dans une certaine mesure, on peut considérer dans une certaine mesure le livre de Pierre Rousseau comme une analyse abolitionniste du système de justice pénale et criminelle.
En effet, mettre de l’avant la résolution des différents selon la perspective autochtone, c’est préconiser la réappropriation des conflits par la communauté mise en cause impliquant un effort de collaboration entre la victime, l’auteur de l’infraction ou du crime et l’ensemble des membres de la collectivité. C’est en tout point la perspective globale que les abolitionnistes mettent de l’avant dans les sociétés occidentale.
Soulignons que Pierre Rousseau a pris bien soin de définir le contexte humain, géographique et territorial de l’univers autochtone composé de quelques 50 nations réparties dans 630 communautés au Canada, de vastes zones de vie qui se distinguent nettement des entités fédérales, provinciales et territoriales définies par les autorités canadiennes. Ces entités regroupant les membres des Premières Nations sont constituées de populations relativement restreintes, soit de quelques centaines à quelques milliers de personnes, alors que les populations sous juridiction de l’un ou l’autre des systèmes de justice pénale officiels comptent plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les territoires à plusieurs millions d’individus dans les provinces, des particularités géographiques dont on devrait largement tenir compte pour la création de systèmes de justice alternatifs.
L’exemple du Yukon, que cite Rousseau, où, dans quelques collectivités, des « agents (autochtones) jouent un rôle de soutien communautaires au quotidien pour assurer la sécurité des citoyens », mais « En cas de situation grave, les agents communautaires appellent la police et sécurisent les alentours en attendant que les policiers viennent prendre le relais » (p. 175 et 176), montre combien il est difficile de concilier des approches culturelles très différentes, tout en considérant des réalités enchevêtrées.
Conclusion
« C’est ici qu’entre en jeu la notion de discrimination ou de racisme systémique. Le racisme individuel à l’égard des Autochtones au Canada ne fait aucun doute et les exemples pleuvent, mais il ne s’agit que de cas individuels, isolé, et la majorité de la population n’est pas raciste en soi » (p. 39).
Une fois ce postulat posé, nous voilà au cœur de la question : peut-on avoir un racisme « qui se rapport à un système ou l’affecte dans son ensemble » et qu’à l’exception « des cas individuels, isolés, » l’ensemble des personnes qui font fonctionner le système, par exemple le système de justice pénale et criminelle, agissent sans « stéréotypes » (p. 36), et qu’au final, le quart de la population masculine et la moitié de la population féminine, dans les pénitenciers, soient des Autochtones?
La réponse logique est que de fait le système de justice pénale et criminelle est pour le moins discriminatoire. Comme le démontre la composition de la population carcérale, soit des personnes économiquement défavorisées, peu scolarisées, provenant de milieux carencés, affectées par nombre de dépendances à des substances addictives, souvent atteintes de déficience intellectuelle. Elles proviennent de quartiers ou de zones défavorisés des villes, des villages et des réserves, où les services tant éducatifs que relevant des soins de santé et d’aide sociale sont nettement insuffisants.
Tant et aussi longtemps que cette évidence ne sera pas admise, la réalité sera occultée et il sera vain de penser que cette discrimination trouvera une fin.
Pour mot de la fin, rappelons que le Rapport Ouimet[2] qui fait autorité recommandait déjà en 1969 : qu’« Qu’aucune conduite ne doit être décrite comme criminelle sauf si elle constitue une grave menace pour la société et s’il est impossible de la redresser par d’autres moyens sociaux ou légaux » (p. 12). Nous attendons toujours que le Parlement du Canada en prenne acte.
JEAN CLAUDE BERNSTEIN
EXPERT EN CRIMINOLOGIE – QUÉBEC
[1] Jean Chrétien, Le droit pénal dans la société canadienne, Ottawa, août 1982, 136p.
[2] Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle. Justice pénale et correction ; un lien à forger. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969, xii + 554p.