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Quarantième anniversaire : une vague de jeunes chercheurs.
Déviance et Société, volume 42 no 1, mars 2018.

Paris : Cairn. 2018.

Il existe plusieurs façons de souligner l’anniversaire d’une revue scientifique. On peut profiter de l’occasion pour jeter un œil sur le passé, et brosser un portrait du parcours accompli au fil des décennies. C’est ce qu’ont proposé par exemple les éditeurs de la revue canadienne Criminologie (volume 51, no 1, 2018), qui pour célébrer leur 50e anniversaire, ont demandé à des auteurs de dresser un bilan de la production scientifique des 50 dernières années dans les différents domaines de recherche couverts par la revue. On peut aussi souligner un anniversaire en privilégiant une approche prospective, résolument tournée vers le futur, qui mettrait l’emphase sur les jeunes chercheurs de la relève. C’est l’option qui a été retenue par le comité de rédaction de la revue européenne Déviance et Société, qui dans le cadre de son 40e anniversaire d’existence, a organisé un concours à l’intention des jeunes chercheurs. Ce concours s’adressait à des chercheurs ayant soutenu leur thèse de doctorat au cours de 7 dernières années, et à qui on offrait la possibilité de soumettre un article pour publication dans le cadre du numéro anniversaire de Déviance et Société. Sur les 17 propositions reçues, 7 d’entre elles ont été retenues pour publication dans ce numéro. Nous proposons donc ici de rapporter le contenu les articles qui ont été retenus, tout en essayant de les situer par rapport aux grands axes thématiques qui ont marqué l’histoire de la revue.

La revue Déviance et Société représente depuis longtemps l’une des vitrines les plus emblématiques de la sociologie pénale francophone. On se rappela les grands débats qui y ont été soulevés, en particulier autour des questions de perspectives épistémologiques et de délimitation des objets d’analyse. Malgré les divergences qui ont pu diviser les auteurs qui y ont contribué au fil des ans, on constate néanmoins une certaine constance autour d’une posture qui est demeurée résolument sociologique. C’est ainsi que l’on peut aisément regrouper les nombreux articles qui y ont été publiés au fil des ans, en trois principales catégories que sont (1) la sociologie de la déviance, (2) la sociologie des institutions pénales, et (3) la sociologie des connaissances. Or, à la lecture des articles des jeunes chercheurs qui ont été retenus dans le cadre de ce numéro anniversaire, on constate que ces grands axes thématiques sont encore pertinents pour décrire la recherche qui est menée par la relève. Nous avons aussi été surpris (agréablement?) de constater que les grands courants théoriques qui ont marqué l’histoire de la revue semblent toujours influencer les chercheurs de la relève. Peut-on parler d’héritage ou de continuité? Toujours est-il que la revue peut encore aujourd’hui se targuer de servir de tribune à une longue et riche tradition de recherche qui est toujours aussi vivante.

Sociologie de la déviance
Dès les premières années de son existence, la revue Déviance et Société sera rapidement associée à la perspective de la réaction sociale, au point d’en devenir le principal porte-étendard sur la scène francophone internationale. Malgré ce parti pris assumé pour la recherche portant sur les mécanismes de sélection et de gestion des populations marginalisées et vulnérables, on constate cependant que la revue a continué de publier au fil des années des articles portant sur la sociologie de la déviance. Or, c’est toujours le cas aujourd’hui, comme en témoigne un article du numéro anniversaire consacré à la question du trafic de stupéfiants.

S’inscrivant dans la tradition sociologique de l’École de Chicago, Kamel Boukir nous présente les résultats d’une recherche portant sur l’univers des dealers de drogues. Optant pour une approche ethnographique, ce jeune chercheur a mené une vaste enquête sur le terrain, au cœur d’un espace de transactions et d’échanges de drogues qu’on définit comme un « four ». Cette étude permet de mettre en évidence les interactions qui s’opèrent dans cet espace, en particulier les modes d’identification qui sont mobilisés par les acteurs pour en arriver à se reconnaitre mutuellement comme vendeurs et clients. À cet égard, cette étude s’inspire amplement de l’interactionnisme symbolique, puisqu’elle aborde les enjeux liés à l’identité et à la diversité des modes d’entrée en relation des acteurs au quotidien. À la fois lieu de sociabilité et lieu de transactions clandestines, le « four » représente à cet égard un espace dans lequel les participants sont constamment appelés à adapter leurs modes communicationnels.

Sociologie des institutions pénales
Fidèle à la longue tradition instaurée dans les pages de la revue, ce numéro spécial accorde une place importante aux articles qui traitent des institutions de prise en charge pénale. On constate en effet que sur le 7 articles du numéro anniversaire, plus de la moitié sont consacrés aux trois institutions pénales qui traditionnellement ont été au cœur de la perspective de la réaction sociale : la police, les tribunaux et les prisons. À cet égard, les chercheurs de la relève semblent représenter un gage de continuité en ce qui concerne les champs d’étude couverts par la revue.

Dans son article, Marion Guenot nous convie à une étude qui porte sur la création d’un nouveau champ d’activité pénale, qui s’est constitué à la jonction entre le contrôle de la fiscalité des entreprises et la lutte aux illégalismes traditionnels. Cette contribution porte en effet sur la création d’un nouveau dispositif, soit un Groupe d’intervention régional (GIR), dont l’un des rôles consiste à confisquer le patrimoine criminel des trafiquants de drogue. S’inspirant d’une grille d’analyse foucaldienne, l’auteure explore ce nouveau dispositif à la lumière des différentes logiques et pratiques d’intervention qui sont mobilisées pour créer ce tout nouvel espace de pénalité. La création de ces équipes spécialisées aura entre autres pour effet de transformer la division du travail entre les divers métiers du contrôle (policiers, fiscalistes, douaniers, etc) et de conduire à la création d’une nouvelle catégorie de sanction pénale. Cette étude illustre admirablement bien la fluidité et la malléabilité qui caractérisent le champ pénal.

Thomas Bonnet propose quant à lui un texte portant sur la sociologie de la police judiciaire. L’auteur s’est penché sur les transformations qui se sont opérées au cours des années 1990 dans le champ d’activité des officiers de police judiciaire (OPJ) en France. Ces transformations se manifesteront tout particulièrement par la reconnaissance d’un rôle d’exécutant et par la perte d’une certaine autonomie professionnelle. S’inscrivant dans une perspective de sociologie des professions, l’auteur analyse entre autres les impacts de ces transformations sur l’identité des OPJ et sur la perception qu’ils ont de leur rôle au sein des forces policières. Cet article offre une contribution très originale sur les fluctuations de l’identité au sein d’un groupe professionnel.

Dans un article traitant de la prise en charge judiciaire, Thomas Léonard explore les impacts de la logique managériale de performance sur la façon dont sont gérées les pratiques de comparution des prévenus en France. L’auteur soutient que l’avènement de la doctrine de la nouvelle gestion publique aura pour conséquence d’introduire dans le système judiciaire français des méthodes managériales issues du secteur privé. Le recours à ces nouvelles méthodes aurait alors été justifié par la nécessité de contrer les retards institutionnels et d’introduire des indicateurs chiffrés pour mesurer la performance des tribunaux. L’introduction par exemple de la pratique de comparution immédiate aura des conséquences importantes sur l’organisation judiciaire, dont une homogénéisation des usages, l’instauration d’une dynamique de concurrence entre les diverses juridictions, et une euphémisation des enjeux politiques. Ces nouvelles pratiques auront aussi un impact important sur le parcours pénal des prévenus, en augmentant leur probabilité d’être assujettis à des mesures d’enfermement.

Joël Charbit propose un texte qui traite de la participation des prisonniers à la gestion des institutions carcérales.  Par l’entremise d’une analyse historique, l’auteur retrace ce mouvement d’institutionnalisation de l’expression collective des détenus à travers la multiplication des dispositifs permettant aux prisonniers de participer plus activement à l’organisation de la vie carcérale. L’auteur propose par la suite une réflexion sur les modalités de cette institutionnalisation en France et sur les résistances que ce mouvement a pu susciter. L’auteur y explore entre autres les enjeux liés à la démocratisation des institutions carcérales, comme par exemple la reconnaissance de certains droits aux détenus. Il y explore aussi les enjeux moins glorieux inhérents à ce besoin de maintenir l’ordre au sein des prisons, alors que l’instauration de comités consultatifs aurait pu contribuer à une pacification du milieu, à une plus grande légitimité de l’action pénitentiaire et à une responsabilisation accrue des détenus.

Sociologie des connaissances
Les enjeux épistémologiques ont souvent été au cœur des échanges et des débats des auteurs ayant publié dans les pages de la revue au fil des décennies. À cet égard, ce numéro spécial ne fait pas exception, puisque deux contributions sont consacrées à des études qui s’inscrivent dans une sociologie de la connaissance, et qui interrogent chacune à leur façon la portée et les limites de la recherche en sociologie criminelle et pénale.

Dans son article, Florent Castagnino dresse une cartographie du champ de la recherche sur la surveillance (surveillance studies), en insistant de façon toute particulière sur l’ontologie négative qui semble le caractériser. L’auteur soutient en effet que les travaux menés dans ce domaine de recherche ont plutôt tendance à opter pour une rhétorique du superlatif (emphase mise sur l’inflation technologique) et à dénoncer la portée liberticide des technologies de surveillance. Ce constat autorise ainsi l’auteur à en appeler à un renouvellement critique de l’analyse des technologies de surveillance, afin d’échapper à cette posture jugée trop technophobe. Selon lui, les technologies de la surveillance devraient être analysées davantage comme un mode de régulation normal (voire nécessaire), et qui permettrait de résoudre les défis organisationnels posés par des sociétés de plus en plus complexes. À cet égard, l’auteur adopte une posture qu’il définit lui-même comme étant métacritique, et qui tranche de façon frappante avec le tradition plus critique de la revue.

Dans sa contribution, Julien Larregue explore le thème très original de l’activisme de certains chercheurs qu’on peut décrire comme faisant partie d’une minorité bruyante. Prenant comme terrain d’analyse la production de recherche américaine sur les liens entre le taux de criminalité et la race, il explore les enjeux relatifs à la diffusion de certaines thèses ou idées à travers les réseaux de chercheurs. En mobilisant la théorie du champ, l’auteur s’inscrit de plein pied dans la tradition critique bourdieusienne, ce qui lui permet de mettre en évidence les jeux de pouvoir et de légitimité qui caractérisent ce domaine de recherche. L’auteur conclue d’ailleurs que l’absence de consensus dans certains domaines de recherche peut s’expliquer par l’existence d’une poignée de chercheurs particulièrement actifs qui cherchent à imposer leurs propres intérêts théoriques (dans ce cas-ci l’approche culturaliste) aux autres membres de la communauté scientifique.

En évitant bien sûr de tomber dans le piège de la généralisation, cette recension nous permet de conclure que l’héritage de la revue Déviance et Société semble demeurer intact. Si on se fie à la qualité et à la pertinence des articles rédigés par ces jeunes chercheurs, on constate que les principaux axes de recherche qui ont fait la renommée de la revue sont encore aujourd’hui leur place au sein de la sociologie de langue française. Longue vie à Déviance et Société !!!

BASTIEN QUIRION
Université d’Ottawa

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