skip to Main Content

Meurtriers sur mesure

Par Jean Claude Bernheim
Montréal : Les éditions du Journal. 2019.

Le livre de M. Jean Claude Bernheim que nous recensons est un livre dit « populaire ». Il a été écrit non seulement pour rejoindre le grand public, mais également les professionnels de la justice. Le livre dénonce ce qui s’appelle dans le jargon professionnel une « bavure de la police », afin d’éventuellement amener la justice, autant au niveau des services policiers que de celui des services judiciaires, à corriger de telles situations « vraiment inacceptables ». Dans ce sens, un tel livre populaire est également un livre professionnel, car il vise à réformer la justice pénale, en particulier lorsque la justice au sens large s’est trompée. « D’ailleurs, ce livre est écrit par un expert en criminologie qui depuis plus de 40 ans travaille pour améliorer le système. Jean Claude Bernheim a publié plus de dix livres au cours de ces années sur les systèmes policiers, les tribunaux pénaux et les prisons. Son plus récent, « Meurtriers sur mesure », décrit une série d’erreurs policières et judiciaires qui ont mis et maintenu deux innocents en prison. » Et la triste conclusion de ce livre, c’est que le meurtre de la jeune Sandra Gaudet de Val-d’Or, une ville dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue au Québec, est un crime toujours non-résolu. En effet, il y aura bientôt 30 ans que la famille d’une adolescente de 14 ans présumée avoir été agressée sexuellement, assassinée, puis abandonnée nue dans un banc de neige de Val-d’Or, attend des réponses.

Durant la soirée du vendredi 9 mars 1990, l’adolescente quitte sa maison pour se rendre chez son copain, qui vit à proximité. N’ayant aucune nouvelle depuis, sa mère se rend au poste de police le lendemain après-midi pour signaler la disparition de sa fille. Une partie des vêtements de la petite sont trouvés le dimanche en fin de journée à l’angle du boulevard Barrette et du chemin de la Baie-Carrière. Il manque toutefois ses bottillons et sa petite culotte, qui n’ont à ce jour jamais été retrouvés. Le lendemain matin, vers 9 h, un sergent de la police municipale de Val-d’Or remarque ce qu’il croit être des jambes de mannequin en bordure du chemin de la Baie-Carrière, à environ un kilomètre de l’endroit où les vêtements de Sandra Gaudet ont été trouvés. En s’approchant, il réalise rapidement qu’il ne s’agit pas d’un mannequin, mais bien du petit corps de l’adolescente. 

Ses bas noirs étaient toujours dans ses pieds, mais partiellement retirés. Ses jambes, couvertes d’ecchymoses et d’égratignures, étaient bien à la vue.  Son tronc et sa tête étaient complètement enfouis dans la neige. Une imposante marque rouge était visible sur son cou, et une trace de morsure bleutée était apparente sur son sein gauche.  Ses lèvres étaient complètement bleues. Elle portait toujours son soutien-gorge mais il était déchiré à l’avant, de sorte que sa poitrine était exposée. Tous ses autres vêtements avaient été retirés.

Le banc de neige était si haut que la dépouille était difficile à apercevoir de la rue. Elle se trouvait également non loin du fossé, si bien que les enquêteurs ont dû enfiler des raquettes pour s’en approcher.

Nous avons eu accès aux 159 photos de la scène de crime prises lors de la découverte des vêtements et du cadavre de l’adolescente. Leur consultation révèle un point flagrant : la jeune Sandra Gaudet a été abandonnée de façon absolument sordide et inhumaine. Son assassinat fait l’objet du livre Meurtriers sur mesure.

Après avoir rencontré de nombreux témoins, les agents ont concentré leurs efforts sur Laurent Taillefer, puisqu’un véhicule s’apparentant au sien aurait été vu peu de temps après la disparition de Sandra Gaudet sur le chemin où son corps a été retrouvé.  L’homme de 50 ans était un camionneur divorcé qui jouissait d’une belle réputation dans la communauté valdorienne. Il conduisait un Chevrolet Tracker rouge au toit blanc.

Plusieurs autres témoins ont toutefois mentionné aux enquêteurs avoir vu une voiture, et non un VUS comme le sien. Ceux-ci n’ont fait aucunement mention d’un toit blanc. Les policiers semblent avoir choisi d’écarter ces témoignages. Pour une raison qui demeure inconnue à ce jour, ils ont canalisé leurs efforts sur les deux qui identifiaient le Tracker de Laurent Taillefer.

Peu de temps après, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a contacté la police locale de Val-d’Or au sujet du fils de leur suspect et de son meilleur ami. Un informateur de la GRC aurait fortement suggéré aux autorités d’ajouter les noms de Billy Taillefer, 23 ans, et de Hugues Duguay, 21 ans, à la liste des suspects. Pour quelle raison ? Personne ne l’a jamais su. C’est ainsi que le cauchemar de deux jeunes amis a pris naissance.

Environ un mois et demi après la découverte du corps de la jeune Sandra Gaudet, les enquêteurs ont arrêté Laurent Taillefer, Billy Taillefer et Hugues Duguay, et les ont amenés au poste de police. N’ayant aucune preuve matérielle pour convaincre un juge de leur octroyer un mandat d’arrestation, les policiers ont dû user d’imagination pour asseoir leurs trois suspects dans une salle d’interrogatoire.

Dans une conversation téléphonique, alors qu’il était écouté, Laurent Taillefer mentionne son envie de s’envoler vers la Floride pour aller rejoindre son amie. Les policiers utilisent cette information pour arrêter les trois hommes, prétextant qu’il s’agissait d’une urgence. Au terme de trois interminables interrogatoires, les suspects finissent par « craquer », selon ce qu’on peut lire dans les notes des policiers.

Billy Taillefer signe une déclaration incriminante dans laquelle il explique que, le soir du 9 mars 1990, son ami et lui ont forcé l’adolescente à rentrer dans l’appartement de Laurent Taillefer, qui était absent. Après avoir été agressée, Sandra Gaudet aurait été étranglée par Billy Taillefer. Ils auraient alors pris le Tracker de Laurent Taillefer pour aller se débarrasser du corps.

Hugues Duguay déclare essentiellement la même chose, mais refuse de signer le document. Laurent Taillefer confirme la version des faits des deux jeunes hommes, tout en refusant lui aussi de signer la déclaration. À noter qu’à ce jour, aucune trace de la jeune Sandra Gaudet n’a été trouvée dans l’appartement de Laurent Taillefer ni dans sa voiture.  

Lors de leur procès, les trois hommes déclarent avoir livré de faux témoignages, sous prétexte que la pression mise par les enquêteurs était devenue insoutenable. « Leur erreur a été de croire que le système judiciaire serait impartial et verrait bien qu’il n’y a aucune preuve physique pour appuyer leurs aveux, mais ils avaient tort, malheureusement », estime Jean Claude Bernheim.

Le 1er février 1991, Billy Taillefer et Hugues Duguay sont donc reconnus coupables de meurtre prémédité par un jury. Le cas de Laurent Taillefer s’est pour sa part clos six ans après la découverte du corps, lorsque le camionneur en a eu assez des dizaines de reports et a fini par accepter de plaider coupable à une accusation d’entrave à la justice. Il a écopé d’une semaine de prison avec sursis.

Appuyés de leur famille, Billy Taillefer et Hugues Duguay ont passé les années suivantes à se battre afin de recouvrer leur liberté et blanchir leur nom.  Ils y sont finalement parvenus… 16 ans après le début de toute cette histoire.  

À l’été 2006, un juge de la Cour supérieure a finalement reconnu que les aveux de Billy Taillefer n’étaient pas admissibles.

Après avoir passé 12 ans derrière les barreaux, le duo a été libéré. En dépit de la décision du juge, Billy Taillefer et Hugues Duguay sont encore aujourd’hui stigmatisés par de nombreux habitants de leur région.

« Malgré les nombreuses erreurs commises par les policiers, les procureurs et les juges dans ce dossier, malgré l’absence de toute preuve fiable, il y a encore des gens qui croient qu’ils l’ont tuée », s’indigne M. Bernheim.

À ce jour, personne d’autre n’a été arrêté pour le meurtre de Sandra Gaudet. Malgré tout, le dossier est classé « clos » à la Sûreté du Québec (SQ), qui indique avoir déjà remis l’ensemble de son enquête au Directeur des poursuites criminelles et pénales en 1990.  « Les preuves recueillies nous permettaient d’identifier ceux que nous considérons comme les auteurs, maintient le lieutenant Hugo Fournier, porte-parole de la SQ. À la suite du processus judiciaire qui s’est déjà tenu […] il ne serait pas possible de porter de nouvelles accusations pour le même crime contre les mêmes personnes. »  

La majorité des enquêteurs et le procureur assigné au dossier à l’époque sont toujours vivants aujourd’hui, bien qu’ils aient vraisemblablement tous pris leur retraite. Ils sont principalement dans la soixantaine, et certains ont même 70 ans et plus.

Selon Jean Claude Bernheim, il est temps qu’une enquête publique soit tenue pour enfin faire la lumière sur les nombreuses bavures qui ont volé 16 ans de la vie de deux innocents. Au cours des dernières années, l’expert en criminologie s’est souvent rendu en Abitibi pour étudier le dossier et rencontrer les personnes impliquées de près ou de loin. De fil en aiguille, il dit avoir rencontré un témoin clé.

Cet homme, qui n’aurait aucun lien avec le meurtre de Sandra Gaudet, serait celui qui a été vu dans le véhicule rouge identifié par les témoins de l’époque. Bien que sa présence à cet endroit au beau milieu de la nuit ne soit aucunement criminelle, des raisons personnelles ont fait en sorte qu’il n’a jamais été contacté les policiers pour les en informer.

Le hic, c’est que toute l’enquête tient sur le fait que le véhicule rouge de Laurent Taillefer aurait été vu près de l’endroit où le corps de Sandra Gaudet a été retrouvé. Selon leur confession, qui s’est finalement avérée inadmissible, Billy Taillefer et Hugues Duguay auraient utilisé ce véhicule pour se débarrasser du cadavre.

« J’ai rencontré la vraie personne qui était dans le véhicule rouge, et ce n’est pas Laurent Taillefer, et cette personne n’a aucun lien avec lui ni avec cette histoire. Toute la théorie des enquêteurs n’a donc aucun sens », indique M. Bernheim.

L’auteur refuse toutefois de divulguer le nom de cet homme tant et aussi longtemps que le gouvernement n’aura pas déclenché une enquête publique.  « Ce serait bien aussi qu’on adresse des excuses aux Taillefer et à Duguay pour tout le mal qu’on leur a causé et qui les touche encore aujourd’hui, près de trente ans plus tard », estime-t-il.

Il est à noter qu’une série documentaire portant sur ce drame est également diffusée sur Club Illico, au Québec.

FRÉDÉRIQUE GIGUÈRE
Le Journal de Montréal

Back To Top
×Close search
Rechercher