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La Délinquance sexuelle : au-delà des dérives idéologiques, populistes et cliniques

Par Patrick Lussier
Québec : Presses de l’Université Laval. 2018.

D’une négligence de la délinquance sexuelle en criminologie à une analyse criminologique globale et digne du deuxième millénaire

Le Professeur Lussier a tout à fait raison d’affirmer que l’étude de la délinquance sexuelle se situait dans « l’angle mort » de la recherche criminologique. C’était le cas au Québec comme ailleurs dans le monde. Un exemple du peu d’importance qui est accordé à la délinquance sexuelle par les chercheurs québécois est le fait qu’il a fallu attendre longtemps des bilans des recherches sur ce phénomène chez les adultes (Proulx et Lafortune, 2003) et les adolescents (Lafortune, Proulx et Tourigny, 2010). Pour leur part, les bilans sur la santé mentale des délinquants ont débuté dès 1985. Au Québec, cette situation s’explique par le fait que les recherches cliniques et empiriques et les expertises judiciaires et correctionnelles sur les délinquants sexuels étaient rares et concentrées en psychiatrie à l’Université McGill au début des années 1960 avant de se déplacer à l’Institut Philippe Pinel. En effet, le psychiatre Bruno Cormier et son équipe assumaient les unes et les autres (Cormier, Kennedy et Sangowicz, 1962, 1965; Cormier et Simons, 1969; Cormier et Boulanger, 1973). Deux décennies plus tard, à l’Institut Philippe Pinel, les recherches sur les délinquants sexuels se sont multipliées grâce à de jeunes psychologues comme Jean Proulx.

Le livre du Professeur Lussier est un des rares ouvrages qui met en œuvre la définition de la criminologie proposée par Denis Szabo lors de la fondation du Département de criminologie de l’Université de Montréal en 1960. La criminologie devait devenir une science appliquée, d’abord, une science qui produit des connaissances sur le phénomène criminel selon les plus hauts standards scientifiques et, en prolongement, une pratique professionnelle qui s’appuie sur la recherche et développement et la recherche évaluative. Ce livre est un des rares ouvrages, tant en anglais qu’en français, qui réunit ces deux dimensions. D’une part, les chapitres 1 à 5 et 10 mettent à jour l’ensemble des connaissances actuelles, en particulier celles produites au Québec. D’autre part, les chapitres 6 à 9, inventorient les recherches sur les questions de la politique criminelle, de la gestion correctionnelle et du traitement des délinquants sexuels. Ce livre nous fait visiter un monde nouveau sur la délinquance sexuelle, celui d’aujourd’hui avec des recherches empiriques plus souvent constituées d’échantillons d’une grandeur respectable, d’instruments validés scientifiquement et d’analyses statistiques sophistiquées, ceci sans oublier les applications pratiques qui découlent des conclusions de ces travaux. Il est remarquable parce qu’il est accessible, tant aux néophytes du domaine qu’aux spécialistes, qui seront mis en appétit par sa perspective innovatrice et globale.

Le chapitre 1 propose une contribution théorique inédite. Il s’agit de la conceptualisation multidimensionnelle et hiérarchique du phénomène du « comportement sexuel antisocial ». En outre, il sensibilise le lecteur aux mythes, fausses croyances et conclusions erronées qui minent le domaine et qui seront examinées dans les chapitres suivants à la lumière des données scientifiques.

Le chapitre 2 réalise une analyse historique et socio-légale captivante de la représentation sociale du délinquant sexuel depuis la Seconde guerre mondiale, c’est-à-dire à partir du déviant sexuel avec un problème de santé mentale, suivi par le misogyne en colère contre les femmes et remplacé par au prédateur récidiviste. Il s’agit d’une sorte de roman historique raccrocheur auquel il faudra rajouter la nouvelle représentation, celle de l’entreprenant téméraire qui est devenu un agresseur sexuel, comme quoi les frontières de la morale sexuelle se déplacent au-delà des crimes pour englober les inconduites.

Le chapitre 3, malgré la grande quantité de travaux recensés, est décevant par ses conclusions. Trois modèles explicatifs sont présentés et il semble qu’aucun ne prend un avantage scientifique sur les autres. En effet, l’auteur clôt en affirmant que les recherches sont insuffisantes, surtout longitudinales; qu’elles sont souvent défaillantes sur plusieurs plans techniques. Nous retenons qu’il manque d’études qui comparent les modèles explicatifs,

Le chapitre 4 offre du matériel d’avant-garde. Il nous plonge dans l’histoire de vie des délinquants sexuels, en particulier celle de l’ensemble de leurs comportements antisociaux. Une nouvelle perspective par laquelle le délinquant sexuel n’est plus défini exclusivement par un crime sexuel mais par une série d’activités antisociales. Son parcours est caractérisé sur les plans descriptifs et développementaux mais aussi par les comportements qui alimentent toutes les activités criminelles de tous les délinquants. Les observations, que l’auteur qualifie de « préliminaires », n’en sont pas moins inédites.

Le chapitre 5 pourrait s’intégrer au quatrième parce qu’il en est un complément naturel. L’auteur inventorie les connaissances sur les trajectoires développementales qui se forment au gré du temps. L’auteur limite son attention à trois méta-trajectoires: persistante, limité à l’adolescence et tardive. Il qualifie les travaux actuels dans ce domaine de « limités », nous dirions incomplets. Il a tout à fait raison de recommander des analyses sur les trajectoires de la délinquance sexuelle et, en particulier, de la place et du rôle des crimes sexuels parmi toutes les activités criminelles et l’inverse. Puisque la consommation de l’alcool et des drogues joue un rôle central dans le lancement et le maintien des activités criminelles, il conviendrait d’investiguer leur contribution spécifique à la délinquance sexuelle.

Pour leur part, les chapitres 6 à 9 épluchent les connaissances empiriques qui soutiennent les stratégies sociétales de politique criminelle. Le professeur Lussier nous introduit alors en criminologie appliquée. Le chapitre 6 analyse les données sur une mesure de politique criminelle qui était vue comme miraculeuse, les registres de délinquants sexuels. Elle résulterait d’une réaction émotive des victimes, de la population et des politiciens, plutôt que des connaissances scientifiques. Ces dernières nous enseignent, depuis longtemps en criminologie, que la dissuasion est une mesure inefficace avec l’ensemble des délinquants en comparaison de l’éducation, de la prévention et du traitement. Le professeur Lussier confirme un « effet quasi nul » de cette politique criminelle sur les délinquants sexuels, mais des « effets collatéraux » significatifs pour lui et ses proches. Devant ce constat, les réactions sociétales contemporaines vont dans la mauvaise direction, l’accroissement de la répression.

Les chapitres 7, 8 et 9 guident le lecteur à travers l’évolution de la politique criminelle dite « correctionnelle »; elle sera peut-être ou peut-être pas davantage humaine et plus efficace que la dissuasion qui est encore dominante en Amérique du Nord. Il est impossible de comparer la dissuasion et la correction faute de données scientifiques appropriées, sauf du point de vue des valeurs, idéologies ou opinions émotives que l’on adopte. Après la lecture de ces chapitres, le lecteur demeure confus et, sûrement, aussi le gestionnaire et le praticien, parce que de nombreuses questions sont investiguées sans une recommandation claire pour l’une ou l’autre des alternatives.

Le chapitre 7 focalise sur deux questions controversées. D’une part, doit-on employer la démarche actuarielle ou clinique? En tout état de fait, la première ne constitue qu’une « amélioration » sur la seconde selon l’auteur. D’autre part, chez le délinquant, doit-on prédire la récidive criminelle et la récidive sexuelle et chez le délinquant sexuel doit-on prédire ces deux formes de récidive? Il semblerait que pour ces deux groupes, il serait utile de diagnostiquer les deux formes de récidives. Toutefois, les outils actuels ne seraient adaptés qu’à la prédiction de la récidive sexuelle chez les délinquants sexuels.

Le chapitre 8 nous accompagne en terrain marécageux, au-delà de la prédiction, celui de la gestion du risque. En effet, le Professeur Lussier conclut que « la plupart » des délinquants sexuels ne récidivent pas, mais que certains d’entre eux, peu nombreux, sont imperméables aux sanctions légales et pénales et aux interventions cliniques de toutes natures. En conséquence de ce contraste abyssal, la société ne peut pas concevoir des mesures de prévention générale de la délinquance sexuelle, ni de cette dernière chez les délinquants sexuels. Elle choisit un moindre mal, c’est-à-dire la gestion du risque qui devient une réponse actuarielle et bureaucratique. Une question demeure pour les tenants de cette stratégie: a-t-on des connaissances suffisantes sur les mécanismes de passage à l’acte dans les crimes sexuels? Cette perspective n’est pas approfondie, peut-être que de telles données amélioreraient la prédiction du risque?

Au chapitre 9, le professeur Lussier aborde un dernier glissement de la politique correctionnelle, c’est-à-dire de la réhabilitation vers la gestion du risque. Ce développement caractérise l’orientation actuelle et dominante des criminologues et des sociétés pour l’ensemble des délinquants. Il est clair, selon de nombreuses méta-analyses sur l’ensemble des délinquants et des délinquants sexuels, que les thérapies spécialisées sont plus efficaces que la dissuasion et la punition. Les résultats positifs des thérapies, dit « encourageants », particulièrement les interventions cognitivo-comportementales, sont encore jugés insuffisants, avec raison, par l’auteur. Par ailleurs, il est décevant que les derniers projets de gestion du risque, comme sur la concertation interprofessionnelle et inter-agence, par exemple, CHROME, n’inclut pas de la thérapie individuelle comme un de ses objectifs principaux, mais n’offre que de la surveillance et de l’encadrement, une sorte de « Big Brother », quand les thérapies fournissent une aide non négligeable selon les données d’efficacité.

Nous concluons que ce livre convint le lecteur que la délinquance sexuelle est un phénomène multidimensionnel, marginal en quantité, mais qui interpelle profondément tous les citoyens parce qu’il concerne des aspects fondamentaux de la vie, la sexualité et la violence. Ce livre propose une analyse rigoureuse, extrêmement bien documentée, sur le phénomène de la délinquance sexuelle et les politiques criminelles, ainsi que les pratiques correctionnelles passées et actuelles. Ce livre manifeste que son auteur est un scientifique de premier ordre. Ce livre est un incontournable pour accompagner un cours sur la délinquance sexuelle, même de niveau gradué. Il est même essentiel pour tous les étudiants en criminologie. Il illustre une démarche scientifique globale et une méthode d’analyse des connaissances qui devrait être utilisée pour tous les phénomènes spécifiques de la délinquance. Il n’y en pas de comparable en français et en anglais (il faut le traduire). En outre, ce livre est une lecture essentielle pour les praticiens qui œuvre dans le domaine de la délinquance sexuelle. Ils seront mis à jour sur les connaissances scientifiques et ils seront nourris sur les grandes questions soulevées qu’ils ne peuvent pas ignorer. Enfin au Québec, un livre complet et accessible sur la délinquance sexuelle qui n’est pas une série journalistique ou une histoire de cas avec une enfance malheureuse.

MARC LE BLANC
Université de Montréal


Références

Cormier, B. M. & Boulanger, P. (1973). Life cycle and episodic recidivism. Canadian psychiatric association journal, 18(4), 283-288.

Cormier, B. M. et Simons, S.P. (1969). The problem of the dangerous sexual offender. Canadian psychiatric association journal, 14(5), 329-335.

Cormier, B.,  M., Kennedy, M. & Sangowicz, J. M. (1962). Dynamics of father daughter incest. Canadian psychiatric association journal, 7(4), 203-217.

Cormier, B.,  M., Kennedy, M. & Sangowicz, J. M. (1965). Sexual offences, episodic recidivism and the psychopathological state. In Ralph, Slovenko. Sexual Behavior and the Law. Springfield, Ill., Charles C. Thomas. pp. 707–741.

Lafortune, D., Proulx, J. & Tourigny, M. (2010). Les adultes et les adolescents agresseurs sexuels. In Le Blanc, M. & Cusson, M. Traité de criminologie empirique. 4ième édition. Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

Proulx, J. & Lafortune, D. (2003). La diversité des agresseurs sexuels: implications théoriques et pratiques. In Le Blanc, M., Ouimet, M. & Szabo, D. Traité de criminologie empirique. 3ième édition. Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

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