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Crimes et châtiments dans l’État de sécurité : Traité de criminologie politique

Pierre Berthelet (Préface de Michel Hastings, Postface de Frédérique Fiechter-Boulevard)
Paris, Éditions Publibook, 2015.

La somme que Pierre Berthelet nous propose, est certainement aussi, sinon plus dense que son poids : 1,2 kilo. D’entrée de jeu, Berthelet annonce que son analyse est axée sur le discours et les pratiques de l’État en matière de sécurité. Pour ce faire, il préconise une approche multidisciplinaire, confirmant indirectement que la criminologie n’est pas une science en soi, mais que la science doit être prise en compte pour soutenir un argumentaire ultimement politique.

Pour saisir la mesure de ce « Traité de criminologie politique » critique, il suffit de constater que l’introduction fait une centaine de pages, et que les quatre chapitres cumulent de 125 à 200 pages chacun, et finalement que la modeste conclusion compte 50 pages. Chacune de ces parties est en soi un livre « autonome » qui s’additionne l’un à l’autre pour construire une démonstration tout en nuance, tout en douceur, mais convaincante. On peut aussi y voir deux livres en un : un de critique de la criminologie conservatrice et un autre de politique critique. On peut aussi considérer que ce volume multidisciplinaire représente l’idéal d’analyse qu’avaient imaginé les criminologues réformateurs du début du 20e siècle.

La méthode littéraire et pédagogique utilisée par Pierre Berthelet se résume en une présentation synthétique de l’objet qui sera traité dans chacun des chapitres, dans chacune des sections tout comme dans chaque sous-section. Il a un esprit de synthèse tout en n’étant pas synthétique. Cette manière de présenter les données et d’argumenter l’analyse comporte un net avantage qui est de guider le lecteur dans son parcours. Par contre, il y a également un travers qui peut être gênant pour le lecteur averti, soit la redondance de ce qui est énoncé. Ainsi, le novice sera tout au long de sa lecture en mesure d’évaluer la progression de l’acquisition de ses connaissances, mais le lecteur érudit aura à déterminer s’il est utile de passer à l’item suivant.

Son « travail est et reste essentiellement un exercice intellectuel destiné à amener le lecteur à réfléchir à l’idée d’un État de sécurité. Il s’agit de lui apporter un ensemble de réflexions théoriques sur des enjeux de société contemporains, afin de le sensibiliser sur l’existence d’une possible « révolution sécuritaire » ainsi que sur une éventuelle « hypertrophie sécuritaire », l’idée étant de le mettre en garde sur les risques d’apparition d’un État totalitaire au sein de sociétés occidentales obsédées par la sécurité » (p. 132).

Son analyse est modulée par une approche historique telle que l’a pratiquée Michel Foucault, duquel il s’inspire formellement pour soutenir son argumentaire. Mais avant d’en venir à une perspective précise, Berthelet prend bien soin de présenter plusieurs points de vue.

La démonstration de Berthelet est claire grâce à sa méthode qui consiste à présenter les tenants de chaque concept et notion qu’il utilise en détaillant les points de vue divergents sinon opposés. Ayant dès le départ revendiqué « une posture pessimiste », il réussit avec brio à justifier sa démonstration et sa dénonciation de l’État dit de sécurité.

« Il s’agit à la fois de dramatiser la situation par l’urgence, d’inquiéter le public par la présentation de faits anxiogènes et de mettre en exergue l’action de l’État, défenseur de l’ordre et protecteur des libertés » (p. 268). En regard des discours simplistes des hommes politiques, Pierre Berthelet développe une démonstration détaillée du sentiment d’insécurité/sécurité comme mode de prise du pouvoir. Bien que l’analyse soit essentiellement basée sur le processus évolutif de la France, elle peut s’appliquer ailleurs. Le Canada se mesure très bien à cet aune[1].

Ce livre permet de constater que plusieurs chercheurs ont bien compris à partir des années 1990 l’orientation que prenaient les politiques axées sur l’exploitation du sentiment d’insécurité, et qui seraient mises en place pour ultimement mieux orienter et contrôler insidieusement le comportement des citoyens pour les rendre conformes aux intérêts du pouvoir économique néolibéral.

L’analyse de la dangerosité proposée par Pierre Berthelet est tout à fait pertinente pour entamer une lutte politique contre les politiciens conservateurs et les tenants du néolibéralisme. Mais pour ce faire, il faudra que leurs adversaires continuent d’expliquer que la toxicomanie est un problème social, et que les toxicomanes ne sont pas des monstres, mais bien des personnes dépendantes d’un produit tout comme le sont les alcooliques et les fumeurs, et d’y greffer les mécanismes qui suscitent et alimentent le sentiment d’insécurité. Ainsi, il sera éventuellement possible de modifier les perceptions du public et de renverser le courant répressif adopté par les pouvoirs publics.

L’approche historique qu’adopte Berthelet, permet de constater que de Lombroso à aujourd’hui, une certaine criminologie dominante évolue dans un éternel recommencement. Certains criminologues espèrent encore découvrir les indicateurs matériels, comme un gène caractéristique d’une personnalité assurément criminelle. Cette criminologie positiviste est de fait au service de la répression et du contrôle social, et est repris au soutien du populisme pénal. Cette triste réalité est finalement tout l’enjeu du livre de Berthelet.

Pierre Berthelet nous explique avec force détails et démonstration pourquoi et comment le conformiste est le seul qui mérite d’être adulé par ce pouvoir néolibéral qui alimente le processus production – consommation, c’est à dire qui louange le travailleur docile et soumis, obnubilé par ses projets d’acquisition de biens essentiellement superflus.

À la suite de cette lecture, une question nous vient nécessairement à l’esprit : que font les politiciens prétendument progressistes? Il ne faut pas négliger le fait que certains intellectuels progressistes dans leurs discours intimistes, demeurent étrangement muets une fois sur la place publique.

Cette appréciation étant présentée, voici un aperçu de chacune des parties. Dans l’introduction Berthelet indique de quelle manière l’exclusion sociale et la paupérisation sociale s’inscrivent dans un processus de consommation qui est réservé aux gens « normaux ». Les « normaux » étant définis comme des individus se pliant aux exigences concurrentielles imposées par les agents du pouvoir économique. Et comme « le danger n’est (plus) lié à l’individu en tant que tel, mais à l’appartenance de celui-ci à une catégorie qui représente le danger » (p. 74), les anormaux deviennent l’objet d’une attention de plus en plus systématique, le comportement déviant de l’un d’entre eux devient le prétexte à un accroissement du quantum des peines et l’instauration de mesures de neutralisation de plus en plus sévères.

Le premier chapitre est consacré à l’analyse historique du concept de classes dangereuses à réprimer, et comment il s’est métamorphosé en classes miséreuses à intégrer, pour revenir en arrière avec le concept de populations démunies. Au cours du 20e siècle, on est ainsi passé d’une perspective d’aide et d’intégration à une volonté de protection de la population active et productive par la répression. Ce changement de paradigme s’opère par le passage de l’État social à l’État pénal. C’est dans ce contexte que s’est imposé le discours relatif à la responsabilité individuelle non seulement en matière pénale, mais également par rapport à la vie quotidienne et plus particulièrement au regard de l’emploi. De sorte qu’aujourd’hui, « Les individus méritants sont des individus appliqués, productifs et surtout talentueux et efficaces », de fait ce sont « des personnes rentables économiquement, qui assument leurs échecs et qui ne font pas appel à l’État en cas de défaillance » (p. 167). Ce qui n’empêche pas l’État néolibéral de surveiller tous et chacun, afin de sécuriser ceux et celles qui se sont soumis aux préceptes de l’État néolibéral face aux populations faibles que l’on réprime, punit et exclut. Finalement, le populisme pénal exploite un terreau sciemment entretenu à partir de cas spectaculaires de victimisation qui justifie un « droit pénal vengeur », de là un essor considérable des peines et du recours massif à l’emprisonnement. Berthelet conclut que « La mutation sécuritaire de l’État social se traduit, dans l’ère de la modernité tardive, d’une part, par le développement d’une politique de lutte contre la délinquance sous l’angle du crime control, avec un contrôle étroit de certains segments de la société, en particulier au moyen de procédures de surveillance, et d’autre part, par une neutralisation des êtres dangereux » (p. 330).

Le chapitre 2, intitulé La (re)naissance d’une criminologie du danger, qui pourrait aussi être nommé De la criminologie comme champ de connaissances à la criminologie actuarielle, ou bien De la gestion du risque à l’élimination définitive du risque. L’analyse de la « notion » de dangerosité est au cœur de ce chapitre. On est passé de comment comprendre le comportement dit dangereux à l’élimination de l’individu considéré comme dangereux. Le retour de la Défense sociale ne fait plus de doute puisque la criminologie d’aujourd’hui, prise en compte par les pouvoirs publics, est essentiellement composée d’instruments de mesure actuarielle qui n’ont pour objectif que d’évaluer le risque que présenterait un individu pour agir en conséquence, c’est à dire en assurer la stricte neutralisation sans intervention de d’ordre social en sa faveur. « La détection des criminels et le dépistage des individus dangereux relèvent d’une confiance indéfectible dans les méthodes prédictives » (p. 372). Mais il n’y pas que l’État néolibéral qui est concerné puisque dans la post modernité, « les individus (sont) responsables de prendre les mesures de prévention nécessaires, et ce, en gérant les risques auxquels ils sont confrontés » (p. 386). Ainsi, le risque peut commencer à tout moment simplement de la manifestation de comportements non conformes aux règles, ce qui ouvre la porte à l’implication de l’expert psychiatre, de plus en plus déterminante dans le processus pénal.

Nous considérons le chapitre 3 comme un livre de psychologie sociale. En effet, Berthelet décortique les mécanismes complexes qui ont permis d’amener les personnes à intégrer le concept de dangerosité dans une représentation « matérielle » qui serait le criminel. Ces représentations individuelles s’amalgament à la représentation sociale qui va dans le même sens, laquelle est influencée par le politique, le religieux et la morale, en un mot par l’idéologie qui domine. Ainsi, « L’État et ses institutions politiques jouent aussi un rôle important dans le travail de fabrication des représentations sociales » (p. 483), « Les médias (étant) les maçons des représentations des individus en forgeant une réalité sociale » (p. 482). De là, les non conformes représentent le danger et suscitent la peur et alimentent le sentiment d’insécurité. Pour Berthelet, le pédophile, « l’incarnation de la monstruosité », est « l’emblème » de l’insécurité ambiante.

Les politiques néolibérales avec leurs conséquences désastreuses sur le plan social, analysées dans le chapitre 1, se traduisent par des manifestations pour plus d’égalité sociale et des violences urbaines. De là, les jeunes sont pointés du doigt, stigmatisés, instrumentalisés pour alimenter les peurs et justifier plus de contrôle social et de répression, et enrichir de droit pénal de nouvelles infractions et de peines plus sévères.

Les analyses des trois premiers chapitres, prennent tout leur sens dans l’ultime démonstration du chapitre 4. Selon Berthelet, si rien n’est entrepris pour stopper la vague sur laquelle nous voguons, nous nous dirigeons vers l’instauration d’États totalitaires. Les termes semblent démesurés, mais le sont-ils? Non, au regard de la constatation que « la lutte contre la menace (telle qu’elle est menée) requiert sans cesse des restrictions aux libertés publiques » (p. 605). Ainsi, le droit pénal amalgame les contrevenants, qu’ils soient des « criminels de droit commun » ou des ennemis de l’État », les stigmatise et les déshumanise. Le populisme pénal, à travers son discours, engage la guerre et le combat contre tous ceux et celles qui sont associés à l’état dangereux en voulant les neutraliser totalement à l’aide de pouvoirs coercitifs quasi illimités. Sous prétexte de protéger ceux qui ont peur, les technologies sont mises à contribution pour réguler le désordre, celui-ci étant toute mise en cause du sentiment d’insécurité.

Comme « il suffit qu’un nouveau crime soit commis pour révéler l’insuffisance du dispositif mis en place. L’État apparaît pris dans une spirale sécuritaire » sans fin (p. 689). De là une course au contrôle social qui mène à « un conformisme de masse découlant de l’adoption par les individus de comportements standardisés » (p. 699). Ce qui permet subrepticement de passer d’un État néolibéral à un État libéral-autoritaire et ultimement à l’État totalitaire.

Dans le contexte mondial actuel où le terrorisme participe à alimenter un sentiment d’insécurité, la lecture de cet ouvrage devrait certainement contribuer à faire comprendre dans quel engrenage les sociétés occidentales se trouvent engagées. Il devrait susciter des vocations à lutter contre la main mise de gouvernants qui s’agitent comme des épouvantails, mais qui n’en poursuivent pas moins le démantèlement de sociétés fondées sur des principes de solidarité, de justice sociale et de libertés fondamentales[2]. Rien n’est parfait, mais il faut réagir face à la démolition des institutions qui visent à assurer une réelle éducation pour tous, des soins de santé pour ceux et celles qui en ont besoin. En d’autres mots, des institutions au service de tous et chacun sans discrimination.

JEAN-CLAUDE BERNHEIM
Université Laval


[1] Les lecteurs québécois et canadiens y trouveront un outil assurément indispensable pour mieux saisir comment a fonctionné le « nouveau gouvernement » Harper qui a régné, sans partage réel, entre 2006 et 2015.

[2] D’ailleurs, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans son Avis sur le projet de loi relatif au renseignement dans sa version enregistrée le 1er avril 2015 à la Présidence de l’Assemblée nationale française, réfère à l’analyse de Berthelet pour mettre le gouvernement français en garde « de mettre en péril l’état de droit par l’émergence et la consolidation d’un état prétendu de sécurité qui se légitimerait par l’adoption de mesures de plus en plus sévères et de plus en plus attentatoires aux droits et libertés fondamentaux » (p. 4-5).

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=3E51D28523B9E7592BB36F1805DDF51C.tpdila17v_3?cidTexte=JORFTEXT000030932811&dateTexte=20150726

http://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CCPR/Shared%20Documents/FRA/INT_CCPR_NHS_FRA_20891_F.pdf (p. 23-51).

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