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50 ans de Criminologie—La Revue Criminologie 51 (1)

Sous la direction de Chloé Leclerc et Vincent Larivière
Montréal, Québec : Les Presses de l’Université de Montréal. 2018.

Il est rare maintenant que je fasse encore des recensions. Mais j’ai dû présider récemment à l’anniversaire d’une autre revue[1] et les réflexions suscitées par cet exercice trouvent à s’employer pour rendre compte de l’exercice tenté par Criminologie, même si les deux périodiques n’ont pas du tout procédé de la même manière. En outre l’analyse du volume montréalais autorise des observations qui dépassent son seul cas de figure.

Multiples sont les façons de célébrer l’anniversaire d’une revue : on peut se retourner vers le passé et dresser un bilan, éventuellement à voix multiples, ou encore en confier le soin à un tiers, par exemple un sociologue des sciences ; on peut aussi se tourner vers l’avenir pour dessiner des avenues à emprunter ; on peut encore lancer un concours pour faire émerger de jeunes espoirs…

Pour fêter son demi-siècle[2], la revue des criminologues de l’Université de Montréal a tiré parti de la numérisation intégrale de ses numéros, en mobilisant, pour analyser ce fonds, le concours de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante. Il en est sorti un fort numéro de 15 articles et quelque 400 pages. Je ne vais pas chercher à rendre compte de chaque contribution, mais seulement à faire émerger quelques traits d’ensemble.

L’idée sous-jacente consistait à prendre comme terme de comparaison un bouquet de revues criminologiques anglophones.

Le résultat est inattendu : bien qu’implantée au cœur d’un sous-continent anglophone et dans un pays qui l’est majoritairement, Criminologie donne à voir une image par bien des côtés spécifiques, et pas seulement par la langue.

L’index des citations[3] le laisse tout de suite supposer : les auteurs les plus cités se partagent entre canadiens et européens – avec un anglophone dans chaque cas – mais ne comptent aucun étatsunien. Alors que les vedettes des revues anglophones travaillent sur les carrières criminelles, la criminologie développementale ou des domaines traditionnels[4], celles de Criminologie sont polyvalentes. Les classiques de la criminologie anglophone sont largement absents et l’éventail des citations est plus diversifié que dans les revues anglo-saxonnes : les auteurs les plus cités ne représentent que 5% des citations et les vingt revues les plus présentes le tiers seulement de celles qui sont citées.

Déjà, pour les quarante ans de la revue, un observateur extérieur[5] avait diagnostiqué une production partagée entre la connaissance de la délinquance et celle des dispositifs de sa gestion. Les dix années suivantes n’ont pas tellement modifié l’image globale : on[6] y observe une quasi-parité entre une criminologie dite ‘traditionnelle’ et une criminologie dite ‘critique’[7]. Ce vocabulaire surprend : tout article scientifique suppose un scepticisme envers les croyances de sens commun et la connaissance scientifique progresse par remise en question continue de l’état des savoirs ; autrement dit, toute entreprise scientifique est ‘critique’ et le terme ne peut suffire à caractériser une orientation particulière. Il est vraisemblable que le premier bloc s’adresse au passage à l’acte délinquant et le second à la création et à la mise en œuvre des normes. En tout cas, cet équilibre est d’autant plus remarquable que la première orientation est pourtant favorisée par les procédures de financement et aussi par le poids des professions pénales dans les débouchés offerts aux diplômés de l’Ecole de criminologie de l’Université de Montréal (UdM).

Les analystes insistent aussi sur l’importance des articles qualitatifs même dans le premier courant. Et d’ailleurs une observation sur l’ensemble du corpus[8]laisse à voir, parmi les articles empiriques – c’est-à-dire la moitié du total – un quasi-équilibre global entre quantitatif et qualitatif[9] avec une tendance à la croissance continue de ce dernier, tandis que la part des contributions non-empiriques[10] tend à se réduire.

Il est intéressant de noter qu’au sein même des articles à orientation empirique quantitative[11], on retrouve à peu près à égalité les travaux dédiés au délinquant et à la délinquance et ceux consacrés aux agents pénaux.

Certes, quelques contributions relèvent une concentration des articles dédiés à l’analyse du crime[12] sur les seuls thèmes de la dissuasion et du choix rationnel, une absence d’explicitation, donc de discussion, de la notion de criminel[13], un effritement de la diversité des méthodes d’intervention au profit d’une concentration sur le cognitivo-comportemental et le développemental[14], une quasi-absence de l’étude de l’activité des tribunaux au profit de travaux mus par la dénonciation des inégalités[15]…, une ambiguïté des contributions sur la prison coincées entre le ‘faire avec’ et le ‘faire contre’[16]… mais la relative pauvreté ou l’appauvrissement de quelques secteurs – des traits qui ne lui sont pas propres mais qu’on relève dans d’autres revues du même champ[17] – n’annule pas l’image dominante de Criminologie. Au total, ce volume anniversaire témoigne d’une revue peu sensible aux effets de mode et de suivisme, plutôt attachée à présenter une diversité de paradigmes, de références, de thèmes, de méthodes et à conserver, sur le long terme, entre ces différents éléments une pluralité équilibrée qui fait sa spécificité.

La solidité de son modèle est encore renforcée par un style stable depuis belle lurette : chaque numéro est thématique et confié à des éditeurs spécialisés, mais on rencontre aussi des articles non-thématiques ; à travers plusieurs contributions[18], on note la place cruciale du directeur[19], probablement variable selon la durée de son mandat. C’est ainsi que Charrette, Tremblay et Deslauriers-Varin (2018) soulignent la montée en complexité des méthodes quantitatives à partir de la direction de Pierre Landreville tandis que Fenchel (2018) met en lumière son rôle dans le développement du thème carcéral.

Plusieurs contributions pointent l’importance grandissante de la ‘professionnalisation’ de l’Ecole de criminologie – en clair le fait que la plupart des étudiants des premiers cycles trouveront un emploi au sein des institutions pénales –- et l’influence qu’elle exerce sur la revue. Toutes ces assertions n’ont pas le même poids : ainsi le développement des recherches sur la police et la sécurité[20] s’observe également dans d’autres contextes où l’existence d’écoles professionnelles pour chaque corps limite fortement la tendance à la professionnalisation des départements universitaires. Malgré tout, l’existence de ce paramètre semble indéniable dans la carte de visite de Criminologie. Il est fort possible qu’il en solidifie le modèle économique en lui fournissant un lectorat et une clientèle fidèles tant pour sa version-papier que pour son importante diffusion en ligne[21] ; on peut aussi supposer qu’il facilite la pénétration dans le milieu professionnel des idées développées par la revue. En sens inverse, plusieurs contributions[22] pointent les périls que cette ‘professionnalisation’ pourrait faire courir à une revue scientifique : évitement de thèmes étrangers aux préoccupations d’agents institutionnels, de paradigmes ou de méthodes trop sophistiqués, de questions déstabilisantes pour les institutions pénales… La gestion de cette particularité avec ses avantages et ses inconvénients peut s’avérer délicate pour la direction de la revue ; en prendre une claire conscience peut aider à ce pilotage délicat.

À travers ce numéro anniversaire, Criminologie n’apparaît pas comme la énième déclinaison d’un modèle international standard, elle occupe une place originale. Si la langue peut importer peu en sciences de la nature et de la vie, il n’en va pas du tout ainsi en sciences de l’homme et de la société (SHS). Une partie de l’histoire de ces sciences s’est écrite dans d’autres langues, comme l’allemand ou le français, qui ont développé des spécificités qui leur sont propres. L’on voit l’importance d’y maintenir une diversité linguistique.

Le rôle des revues ne se borne pas à la diffusion des innovations scientifiques ; les plus importantes d’entre elles tiennent aussi une place fondamentale dans l’évaluation par les pairs, particulièrement importante en SHS toujours menacées par l’invasion d’aventuriers. C’est une lourde charge mais aussi l’armature même de la cité savante. L’instantanéité d’internet ne favorise pas les contrôles de scientificité. Si les publications non anglophones se trouvaient progressivement cantonnées dans le seul numérique[23], il y a fort à craindre que les garde-fous disparaissent sous la pression qui deviendrait alors irrésistible d’une expression sur la toile qui aspire à refuser tout délai, tout filtre et toute vérification. L’évaluation par les pairs serait alors monopolisée par le monde anglophone ce qui entraînerait une véritable capitis deminutio des autres champs linguistiques.

PHILIPPE ROBERT
Directeur de recherches émérite au CNRS (CESDIP)


[1] Quarantième anniversaire : une vague de jeunes chercheurs, Déviance & Société, 2018, 42, 1.

[2] Créée en 1968 sous le titre Acta criminologica, elle a pris en 1975 son titre actuel.

[3] Leclerc, Larivière, Ream, Décary-Héru, Macaluso, 2018.

[4] Cohn, Farrington, 2012.

[5] Kaminsky, 2008, 41sq.

[6] Dufour, Villeneuve, Martel, 2018.

[7] A condition de prendre en considération dans le second groupe, au-delà des seules incriminations pénales, les ‘torts sociaux’.

[8] Leclerc, Larivière, 2018.

[9] L’analyse des articles à orientation qualitative (Poupart, Couvrette, 2018) cite parmi les sources d’inspiration de ce courant les travaux français sur les représentations sociales. Tout en prenant acte de ce constat, on doit relever que ce bloc de recherches est à forte orientation quantitative ou du moins mixte (Robert, Faugeron, 1978 ; Robert, 2009).

[10] Par exemple, théoriques, bibliographiques,

[11] Charrette, Tremblay, Deslauriers-Varin, 2018.

[12] Boivin, 2018.

[13] Ouellet, Thomas, 2018.

[14] Quirion, 2018.

[15] Kaminsky, Saussure, 2018.

[16] Fenchel, 2018.

[17] Ce sont les domaines sur lesquels Criminologie a moins bien résisté aux effets de mode et de domination… peut-être ceux sur lesquels il sera possible de modifier la barre.

[18] P. ex. Charrette, Tremblay, Deslauriers-Varin, 2018…

[19] Il existe d’autres modèles : ainsi dans Déviance & Société, c’est le comité qui tient une place dominante, ou plus exactement sa portion qui s’astreint à participer régulièrement aux réunions.

[20] Fortin, Bérubé, Dupont, 2018.

[21] Cameron-Pesant, Sainte-Marie, Jansen, Larivière, 2018.

[22] P. ex. Dufour, Villeneuve, Martel, 2018 ; Charrette, Tremblay, Deslauriers-Varin, 2018 ; Quirion, 2018…

[23] Au prétexte de déjouer un racket des grands éditeurs scientifiques (qui joue peu dans les sciences de l’homme et de la société).

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