RCCJP – Volume 66.3
Tous surveillés, tous punis. Aux origines de l’hypersurveillance
Par Tony Ferri
Paris : Éditions libre et solidaires. 2024. 213 p.
Par ce nouvel opuscule, Tony Ferri poursuit une réflexion déjà engagée à travers de nombreux ouvrages, et notamment depuis sa thèse de doctorat soutenue en 2012, sur le développement de l’hypersurveillance qui caractérise notre société en général et la justice pénale en particulier. L’auteur y scrute avec toujours autant d’érudition, de rigueur et d’engagement ce dont la surveillance électronique est aujourd’hui à la fois le nom et symptôme. Au-delà de sa connaissance pratique du dispositif, il se saisit de ce dernier comme d’un objet conceptuel qui révèle, voire trahit, ce dont notre société souffre. Et qui s’est même construit, en réalité, sur ses décombres mêmes. Comme il l’écrit si justement « la DDSE, comme pénalité post- moderne, comme appareil punitif d’hypersurveillance qui supplante l’humain par le technologique, est le symptôme de quelque chose, d’une situation de crise, mais d’une crise qui dure. Le système pénal est malade parce que notre société est malade ». En procédant à une généalogie de la surveillance électronique, il fait surgir, et nomme en même temps, les maux auxquels la société et la justice sont en proie et qui se traduisent par un ensemble de tensions contradictoires : le triomphe de l’individu et de son opinion vs la désindividualisation d’une justice pénale devant gérer des masses ; la double identité de dispositifs technologiques reposant sur des mécanismes de contrôle virtualisés de ce qui est mis en place et affectant dans le même temps, de façon sensible, les personnes condamnées du fait des impacts bien réels qu’ils ont sur leur quotidien, les dérives d’une société de l’information permanente qui se construit paradoxalement – même si le paradoxe n’est ici qu’apparent – dans le refus de la connaissance et de la prise en compte du complexe, etc. On ne peut que souscrire aux thèses et diagnostic de l’auteur de ce point de vue.
Car les maux, le nihilisme dont il est question ici sont bien réels et la justice en est doublement victime : victime d’abord des discours de sachants auto-proclamés, faisant de leur opinion l’expression même de la connaissance, sans jamais ressentir le souci et de la vérité, de la rigueur et de la nuance. Comme le règne d’un savoir profane totalement désinhibé s’imposant peu à peu comme la seule parole perçue, hélas, comme légitime ; la justice est ensuite victime d’une perte de sens quand la nécessité de répondre aux injonctions d’une société à la fois de plus en plus punitive et de plus en plus pressée, l’oblige à formuler des réponses dénuées de toute vertu individualisante. Ainsi, écrit Tony Ferri, s’impose alors « l’étude d’une justice sans objet ni fin, à entendre comme une machine déréglée, tournée sur elle-même, et qui semble ne plus être en prise avec le réel. Tout se passant comme si le système pénal condamnait pour condamner, sans maîtrise, en circuit fermé. D’où la perte de sens sans doute d’abord pour les professionnels de la Justice, et ensuite pour les justiciables ». La gestion de masse imposée par une sur- sollicitation de la justice pénale se traduit ainsi par un emballement punitif que semble illustrer à la fois une surpopulation carcérale dont rien ne semble pouvoir endiguer le renforcement et un recours exponentiel aux solutions technologiques de contrôle pénal. La surveillance électronique, et ses multiples dérivés, ne cessant ainsi à son tour de se développer, tant quantitativement que techniquement.
Mais la réflexion de Tony Ferri est d’autant plus rare qu’elle est aussi celle d’un professionnel de la Justice. Non pas d’un acteur qui analyse et décrit ses pratiques en soi, mais bien d’un professionnel qui parvient à élaborer une réflexion conceptuelle tout en la nourrissant des enseignements de sa pratique. Praticien-chercheur ou professionnel-philosophe, peu importe la qualification que l’on retiendra, ce qui compte ici c’est que l’auteur non seulement croise parfaitement dans sa réflexion la connaissance appliquée des dispositifs de surveillance électronique avec la mobilisation d’un appareil analytique relevant de plusieurs disciplines, mais aussi, et plus fondamentalement, incarne les apports qui peuvent être ceux de professionnels qui sollicitent un savoir critique pour interroger leurs pratiques professionnelles et en explorer le sens du point de vue de l’évolution générale de la société.
Acteur professionnel engagé, au sens d’un acteur impliqué dans le mouvement même dont il procède à la généalogie, Ferri propose une réflexion qui le confronte à ses propres pratiques et à leur signification profonde. Et loin d’être un frein dans son travail, cette distanciation professionnelle lui permet de donner du sens, ou plus précisément d’interroger le non-sens, de certaines évolutions mêmes de son métier. Or, dans un contexte où les savoirs valorisés dans la société médiatico-politique que nous décrivions ne sont plus que ceux de « professeurs d’opinion » qui n’éprouvent jamais le moindre doute, nous souscrivons à cette idée émise par Michel Foucault (L’impossible prison : recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Études réunies par Michelle Perrot, Seuil, 1980) selon laquelle le changement ne pourra venir que des professionnels eux-mêmes, de ceux qui, en tous cas, interrogent leurs propres pratiques et s’interrogent à partir de leurs propres pratiques pour produire une réflexion éclairée des évolutions auxquelles ils doivent faire face. Tony Ferri compte évidemment parmi ceux-ci.
JEAN-CHARLES FROMENT
UNIVERSITÉ GRENOBLE ALPES