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Louis LeBel, L’art de juger

Sous la direction de Bjarne Melkevik
Québec : Presses de l’Université Laval (PUL). Collection Dikè. 2019. 370 p.

Si l’on s’entend généralement pour dire que les années 90 furent celles du juge Lamer en droit pénal canadien, les années 2000 appartiennent au juge LeBel. À travers les arrêts Ruzic, Ryan et Bouchard-Lebrun, le juge LeBel a su développer les fondements d’une véritable théorie de la responsabilité criminelle dont les impacts se font ressentir, encore aujourd’hui, sur l’interprétation et le contenu des principaux moyens de défense. C’est donc avec un immense plaisir, et une certaine dette envers l’auteur, que j’ai accepté de faire la recension d’un recueil contenant certains de ses meilleurs articles. À la lecture des premiers textes, le lecteur peut être intrigué par le titre du livre : «L’art de juger» tant il est vrai que le recueil se présente plutôt comme une compilation d’articles touchant pour la plupart des sujets reliés au droit civil et présentés dans des contextes divers : colloques, articles de revues, congrès, etc. Mais très rapidement, la magie opère et à travers elle les raisons qui se cachent derrière le titre du livre. Car à travers ces articles consacrés au droit, à son développement et à ses rapports avec la société, le lecteur sera témoin du rôle privilégié et parfois sous-estimé du juge en droit canadien. Comme l’explique si bien le juge LeBel dans son avant-propos :

L’acte de jugement ne se réduit pas à un automatisme partant d’une situation fort claire à partir d’un droit d’une portée évidente. Il ne s’agit pas de mettre en marche un mécanisme à l’égard duquel le magistrat ne porterait aucune responsabilité. Au contraire, son action est une activité de jugement au sens large. Elle fait appel à une prudence, à une certaine sagesse et à une sensibilité à la nature et aux effets de la décision. On parle à juste titre de sagesse prudentielle et ainsi de rapport à une philosophie de la vie et de la nature humaine[1].

Ce passage résume bien les raisons du titre et l’ensemble du livre tant du point de vue de la forme que du contenu.

De la forme, tout d’abord, car il n’y a pas à douter, le livre reprend les meilleurs textes du juge LeBel. Son style d’une clarté et d’une précision remarquables procure au lecteur un plaisir qu’il ne retrouve pas souvent ailleurs. Discutant de la responsabilité civile et des principes qui surplombent son application en droit québécois, le juge LeBel précise que, «dans ce domaine comme dans d’autres, le poids de la jurisprudence et les précédents tracent un chemin à l’imagination du juge et imposent des limites à sa discrétion»[2]. L’image est évocatrice dans la mesure où elle témoigne parfaitement du style de l’auteur. Sous sa plume, tout devient claire et limpide. La rigueur qui caractérise les jugements du juge Lebel se déploie sans artifice ni lourdeur à travers les écrits les plus significatifs de l’auteur. Faits intéressants : Les articles sont pour la plupart assez courts. Le sujet est traité en profondeur sans pêcher par excès. Les principes sont expliqués, commentés puis illustrer à l’aide d’exemples tirés de la jurisprudence. On retrouve dans cette compilation le style qui caractérise le professeur d’université – qui doit expliquer – et le juge à la Cour suprême – qui doit convaincre. La formule est classique, mais fonctionne à merveille. Les articles sont accessibles autant aux étudiantes et étudiants en droit qu’aux avocates et avocats. Dans des pages de belles venues, l’auteur nous amène avec élégance et efficacité dans les rapports qu’entretient le droit avec la société. Si le recueil propose une compilation de ses meilleurs articles rassemblés sous l’appellation de l’art de juger, c’est à une véritable démonstration sur l’art d’écrire à laquelle nous avons droit. Sur ce point, il ne fait aucun doute que le recueil remplit ses promesses.

Vu sous l’angle du contenu maintenant, le recueil se présente comme un collectif de plusieurs articles portant sur le droit civil, l’interprétation judiciaire et les droits fondamentaux. À cet égard, le premier article intitulé «La garantie constitutionnelle de la liberté de religion : Mais, qu’est ce que la religion ? Qu’est-ce que Dieu ?» est fort intéressant et se prête bien au style de l’auteur. Dans cet article, le juge Lebel aborde les mystères entourant la liberté de religion et l’épineux problème du rôle du juge dans la définition du droit en question. En effet, «dans une société diverse, devant les silences de la loi, les tribunaux, écrit l’auteur, se trouvent souvent agents de l’application du droit, de son développement ou de sa transformation. Pièce par pièce, ils doivent élaborer des critères de reconnaissance du phénomène religieux pour en saisir les composantes et aménager les rapports entre celles-ci dans l’environnement social.[3]» Le second article consacré à la fonction créatrice du juge dans le système de droit québécois séduira autant les étudiantes et étudiants de droit que les civilistes. Obligé par le texte, le juge participe à la construction de la norme en interprétant ses dispositions. «Se constitue alors le droit dans la loi et au delà d’elle. Sa formation, même en droit civil, dépend non seulement du législateur, mais aussi de cette fonction de création et de cette capacité de créativité du juge. Cette branche du droit se constitue certes sur la base de la loi, mais aussi au delà d’elle dans une entreprise d’explication et de développement du cadre législatif préexistant.[4]» Pour le civiliste qui s’interroge sur le rôle du juge et de sa participation à la construction du droit, la lecture de ce recueil est indispensable[5]. Il en va également pour le constitutionnaliste qui sera particulièrement ravi par l’article portant sur la fonction démocratique des tribunaux constitutionnels et leur rôle dans «le maintien et le développement d’une société soucieuse des droits fondamentaux»[6]. Le juriste versé dans l’interprétation législative sera des plus intéressé par les articles consacrés aux méthodes d’interprétation judiciaire et au rôle appelé à jouer par le juge dans le décryptage du texte. Sur ce point, l’article intitulé «la méthode d’interprétation moderne : le juge devant lui-même et en lui même» est particulièrement éclairant dans la mesure où il fait part des difficultés concernant l’application de la méthode moderne d’interprétation en droit pénal. Il s’agit, à mon avis, de l’article le plus intéressant. Bien qu’il reprenne des thèmes abordés ailleurs, l’auteur pousse plus loin l’analyse du rôle du juge et des risques associés à «l’opération d’interprétation dans un système juridique moderne». «Certains souhaiteraient que le droit soit gravé pour l’éternité sur des tables de bronze, écrit le juge Lebel. J’accepte plutôt, dit-il, qu’il soit un arbre vivant et qu’il trouve sa fécondité dans cet effort d’interprétation auquel incite la méthode moderne»[7]. Enfin, on ne peut passer sous silence l’absence d’article de fond consacré au droit pénal canadien. Certes, il y a, ici et là, quelques exemples empruntés au droit pénal, mais les criminalistes seront déçus de l’absence d’article portant directement sur le sujet. Cela est particulièrement regrettable lorsqu’on lit les commentaires très intéressants du juge LeBel sur les variations de la peine dans certains domaines d’activités, tels la conduite avec les facultés affaiblies, les agressions sexuelles, l’inceste ou à la violence conjugale. Compte tenu du rôle de premier plan joué par le juge LeBel en droit pénal canadien, il s’agit d’un aspect qui pourrait être abordé dans le cadre d’un second ouvrage consacré aux travaux de l’auteur. En somme, je conseille fortement la lecture de ce magnifique ouvrage qui regroupe les articles les plus importants d’un auteur et d’un juge qui a su marquer son époque et déterminer les limites de l’art de juger.

HUGUES PARENT
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL


[1] Louis LEBEL, L’art de juger, Collection Dikè, sous la direction de Bjarne Melkevik, Québec, PUL, 2019, p. 4.

[2] Louis LEBEL, L’art de juger, Collection Dikè, sous la direction de Bjarne Melkevik, Québec, PUL, 2019, p. 367.

[3] Louis LEBEL, L’art de juger, Collection Dikè, sous la direction de Bjarne Melkevik, Québec, PUL, 2019, p. 14.

[4] Louis LEBEL, L’art de juger, Collection Dikè, sous la direction de Bjarne Melkevik, Québec, PUL, 2019, p. 21.

[5] Voir sur ce point, par exemple, les articles suivants : La loyauté de l’Obligation et l’Obligation de loyauté : Charles Gonthier et l’Obligation de bonne foi en droit civil québécois ;

[6] Louis LEBEL, L’art de juger, Collection Dikè, sous la direction de Bjarne Melkevik, Québec, PUL, 2019, p. 41.

[7] Louis LEBEL, L’art de juger, Collection Dikè, sous la direction de Bjarne Melkevik, Québec, PUL, 2019, p. 86.

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