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La répression de l’art et l’art de la répression

Par Pierre Rainville
Laval, Québec : Les Presses de l’Université Laval (PUL). 2019. 116 p.

La répression de l’art et l’art de la répression, livre écrit par Pierre Rainville, pénaliste et professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval, se présente à la fois comme un ouvrage aux effets miroir puisqu’il regroupe un certain nombre de dossiers ayant largement défrayé la chronique des médias des deux côtés de l’Atlantique (spectacles jugés blasphématoires, pièces de théâtre décriées comme sulfureuses, discours humoristiques dénoncés comme provocateurs, atteinte à l’intégrité de plusieurs minorités religieuses et/ou ethniques sur les réseaux sociaux) et à la fois un outil de travail indispensable pour tout procureur acculé à cette ligne ténue qu’il y a entre le licite et l’illicite ou l’art de faire et de ne pas faire, tant en droit pénal que civil. Journalistes, criminologues et psychologues peuvent y trouver matière à réflexions devant la montée du communautarisme et de la diversité culturelle aux mille et une sensibilités souvent à fleur de peau.

L’auteur nous rappelle que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) stipule aux articles 10 et 11 les libertés d’opinion et d’expression, droits fondamentaux garantis par les grands textes internationaux comme c’est le cas avec la Déclaration universelle des droits de l’homme ou encore la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que cette liberté n’est pas sans heurt ni compromis puisque soumise à des limitations et en soi n’ayant rien d’absolu. En tant que pénaliste, Pierre Rainville pose la question suivante : jusqu’où peut-on dire ce que l’on pense, que les propos tenus relèvent d’un raisonnement structuré, savamment mûri et prémédité ou d’une simple opinion sans toujours en mesurer la portée ni les conséquences sur autrui ?

Écrit d’une main de maître, n’est pas professeur de droit qui veut, le titre, volontairement à contresens, conduit le lecteur sur ces sentiers escarpés entourant des falaises à pic que l’on nomme et use à tour de bras : liberté d’expression, protection des identités religieuses, culturelles et ethniques. Toutes liées aux aléas et vicissitudes de l’impunité juridique réservée à la satire pour les uns et au dénigrement immoral pour les autres, quel que soit le médium utilisé pour en diffuser le contenu. Réflexions et mises en garde divisée en quatre parties distinctes, le livre repose sur l’abrogation récente du crime de blasphème par de nombreux parlements, dont celui du Canada, pour sonder l’ampleur désormais dévolue à la protection de la liberté de religion des croyants et par le fait même sur d’autres questions parallèles à cette liberté et au droit de parole.

Sur dix pages et pour illustrer son propos, l’auteur consacre la première partie Le dilemme du droit pénal entre culte et culture en posant une question qui sera centrale tout au long de sa lecture en renvoyant le lecteur à plusieurs exemples ayant fait le tour du monde[1].

La deuxième partie, Le faussement ancien : la suppression d’une infraction jugée surannée, s’avère plus technique en termes de droit. L’article 27 de la Charte canadienne préconise le multiculturalisme et de ce fait, la pluralité des convictions. Que le blasphème ou les propos jugés blasphématoires soient ressentis sur un plan émotionnel et vexatoire n’est pas à de nature à infléchir l’analyse de la constitutionnalité d’une disposition. La croyance des fidèles ne peut être atteinte par les seuls propos d’autrui.

Ce qui nous amène à la troisième partie du livre, Le faussement nouveau : l’incrimination du blasphème sous le couvert d’infractions contemporaines. Derrière ces apparences de liberté d’expression revendiquées de part et d’autre, nombreuses sont les juridictions qui constatent la résurgence à vouloir inscrire le propos blasphématoire sous le couvert d’infractions telles que l’incitation à la haine, à la discrimination religieuse ou raciale, au dénigrement de certains groupes ou minorités en utilisant l’obscénité, l’indécence vis-à-vis leur propre religion. Le droit canadien, comme dans toute poursuite, s’assure à ce que le statut de la victime soit assuré, mais sans prendre parti de l’aspect émotionnel entourant la nature du préjudice, en l’occurrence, le préjudice interdit est social, non moral, collectif et non individuel pour ce type de cause.

La quatrième partie, L’intercession du droit pénal entre liberté d’expression et liberté de religion, souligne que l’indignation ressentie n’est pas synonyme de préjudice sur le plan criminel. Cela dit, l’apologie de la haine, de faits et gestes criminels ou du terrorisme tel qu’elle se rencontre de plus en plus à travers différents modes de diffusion doit, pour être sanctionnée en droit, être explicite et affiché dans un espace public, que cela soit Twitter, Instagram, Facebook ou WhatsApp pour ne prendre ici que ces quelques exemples dont les médias se font régulièrement l’écho. En d’autres termes, des propos, des sons et/ou des images diffusés, même par un petit groupe d’amis ou de sympathisants sur un réseau social ou tenu lors d’une réunion à caractère privé peut être, le cas échéant et sous toute réserve, réprimé dès lors qu’ils acquièrent le caractère de message.

Pierre Rainville rappelle que nombreux sont les personnes ou groupes de personnes qui vont immédiatement associer tel propos diffamatoire ou telle déclaration outrancière à un crime haineux (délit sanctionné dans le Code criminel)[2]. Bien que cela puisse effectivement être interprété comme tel, la chose est toutefois permise par la Charte canadienne des droits et libertés. Comment ? Pourquoi ? Révélateur, le livre pourrait très bien se résumer ainsi : l’auteur d’un contenu haineux n’ignore pas les nombreuses subtilités tracées entre l’éthique, la morale, la diffamation et la liberté d’expression pour demeurer en déca de la ligne rouge et ne pas contrevenir à la loi. Au même titre qu’il est difficile de départager la bonne de la mauvaise foi, il s’avère tout aussi périlleux au regard de la loi de déterminer ce qu’est une provocation dite répréhensible. Sans prosélytisme, point de délit.

La dissonance entre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et celle de la Cour suprême du Canada renvoie à une conception divergente de la conciliation parfois requise entre liberté d’expression et liberté de religion. L’occasion est donnée de s’interroger sur l’intensité du préjudice subi par le fidèle qui voit sa croyance sciemment attaquée par un contempteur se réclamant de la liberté d’expression ou de la liberté artistique. Le livre dresse les lignes de partage entre tolérance, outrance et interdit pénal.

Pierre Rainville termine en écrivant que le propre de l’interdit pénal est de n’être ni imprévisible ni aléatoire : le principe de la légalité se portant farouchement garant de ces attributs.

PHILIPPE BENSIMON
CRIMINOLOGUE


[1] Les caricatures de Mahomet, Les Versets sataniques, les chroniques de Charlie Hebdo, les spectacles de Dieudonné, la pièce Golgotha Picnic, le spectacle Slav ou tout dernièrement du blackface.

[2] Article 319 du Code criminel canadien : « Quiconque, par la communication de déclarations en un endroit public, incite à la haine contre un groupe identifiable, lorsqu’une telle incitation est susceptible d’entraîner une violation de la paix, est coupable a) soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans; b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire. »

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