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RCCJP – Volume 67.1

Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner

Par Antoine Garapon
Paris : Éditions Odile Jacob. 2025. 346 p.

Notes du livre – Antoine Garapon et la justice qui restaure : repenser l’impunissable et l’impardonnable

Antoine Garapon, magistrat et essayiste français reconnu pour ses travaux, propose dans Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner (Odile Jacob, 2025) une relecture profonde des crimes les plus graves à l’aune de la justice restaurative. S’appuyant sur son parcours de juge des enfants et ses travaux au sein de la Commission Reconnaissance et Réparation des abus religieux, il pose un constat sans appel : certains crimes – inceste, abus sexuels institutionnels, crimes de masse – échappent aux outils traditionnels de la justice pénale. Ces actes provoquent un effondrement symbolique et existentiel, tant pour les victimes que pour les institutions censées les protéger. Dans ces situations, ni le châtiment ni le pardon ne suffisent à faire justice.

Garapon critique une justice qu’il qualifie d’« ordinaire », structurée autour de la mesure, de la quantification et de la norme. Ce modèle, hérité du droit romain et adapté à une justice de masse, est fondé sur des règles générales et sur la sanction d’actes clairement définis. Il convient bien aux délits standardisés, mais se montre impuissant face aux atteintes à l’intime. Le viol incestueux, par exemple, n’est pas seulement une transgression pénale ; il constitue un effondrement du lien symbolique. La justice classique peine à le saisir, car elle fragmente le préjudice, l’indemnise poste par poste, sans toucher à ce que la victime a vécu comme une dévastation de son être. L’infraction devient un simple objet juridique, déconnecté du vécu subjectif.

L’un des constats majeurs de Garapon est que la victime ne cherche pas toujours la punition de l’auteur, mais une reconnaissance de son effondrement intérieur. Or, le système pénal, focalisé sur la culpabilité, ignore le besoin de réhabilitation existentielle. Punir, certes, mais punir ne répare pas toujours. À cet égard, les institutions échouent souvent à nommer l’irréparable.

Ce diagnostic s’inscrit dans un contexte sociétal plus large. Pour Garapon, nous entrons dans une « démocratie sensible » : une forme politique où les souffrances vécues, les blessures intimes, accèdent à l’espace public. Les mouvements récents (#MeToo, témoignages d’abus institutionnels, dénonciation des violences dans le sport ou les milieux artistiques) traduisent cette aspiration. Le problème est que nos institutions, façonnées par la démocratie représentative, ne disposent pas encore des concepts nécessaires pour entendre ces voix. Le droit bute sur l’indicible.

Il plaide donc pour un tournant épistémique : nos savoirs juridiques doivent être renouvelés à la lumière de l’expérience. Il faut créer des catégories capables d’attraper ce qui, jusqu’ici, échappe au langage du droit – à l’instar de la notion d’emprise, encore mal comprise mais essentielle pour saisir certaines situations d’abus. Ce renouvellement repose sur une triple articulation : le vécu sensible (le percevoir), la connaissance objective (le savoir) et l’action collective (l’agir). Une société démocratique fonctionne quand ces trois registres s’accordent. Aujourd’hui, cette concordance fait défaut : la parole des victimes reste souvent sans relais institutionnel.

La proposition conceptuelle majeure de Garapon est la distinction entre justice ordinaire et justice originaire. La première est bien connue : elle règle un contentieux par application de la norme, dans un souci de clôture. La seconde, beaucoup plus rare, vise à réactiver l’origine blessée de la personne. Elle ne cherche pas tant à refermer le passé qu’à rouvrir un horizon d’existence. Il ne s’agit pas de nier l’irréparable, mais de reconstruire quelque chose à partir du blocage initial. Cette justice « originaire » est un geste fondateur, une seconde naissance symbolique.

Garapon donne des exemples poignants : une femme violée dans l’enfance, qui, des décennies plus tard, entame un parcours de réparation, se maquille pour la première fois, et se réapproprie le droit d’avoir une vie amoureuse. Ce n’est pas un simple « aller mieux » : c’est une réinvention de soi. Travailler l’originaire, c’est accepter que l’on ne puisse pas réparer, mais que l’on puisse quand même rebondir.

Dans cette perspective, la justice restaurative devient un espace essentiel. Elle offre un cadre pour que la victime accède à une parole vraie, transformatrice, qui reconnecte à soi. Contrairement à la justice pénale, elle ne cherche pas d’abord à faire dire la vérité à l’auteur, mais à restaurer le sujet blessé. Cela suppose de croire la victime, sans exiger de preuve immédiate ou de causalité formelle entre le mal-être et l’infraction. Ce pari de confiance est fondamental. Il permet d’initier ne forme de reconnaissance partagée, souvent facilitée par des accompagnants capables d’empathie et de proximité. Restaurer ne signifie pas nécessairement rapprocher, mais permettre à chacun de reprendre son chemin sans rester prisonnier du passé.

L’un des apports originaux du livre est d’envisager l’auteur autrement. Garapon invite à ne pas le réduire à sa culpabilité. Il suggère qu’il subsiste, chez toute personne, une part d’innocence irréductible. Ce résidu d’humanité est le point d’appui possible pour restaurer un lien. Cela ne revient pas à excuser, mais à penser que la responsabilisation passe aussi par la reconnaissance d’une appartenance au tissu social. La sanction, dans cette perspective, est compatible avec la dignité.

En montrant que certains crimes échappent à la logique punitive et que le droit doit s’ouvrir à la subjectivité des victimes, l’ouvrage offre des outils précieux pour penser une justice plus humaine. La distinction entre justice ordinaire et justice originaire, sa réflexion sur la démocratie sensible, et sa lecture exigeante de la justice restaurative constituent des contributions majeures à la criminologie contemporaine. Cet essai invite les professionnels du droit, les décideurs publics et les praticiens de la justice restaurative à repenser le sens même de « rendre justice » dans un monde où la douleur intime exige, elle aussi, d’être représentée et entendue.

IRWAN DIEU
DIRECTEUR DU SERVICE DE CRIMINOLOGIE ARCA – FRANCE

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