Cartographies corporelles, conflits de temporalités et continuum de violences – femmes meurtries et médicaments nocifs
Par Louise Fines
Paris : Éditions L’Harmattan. Collection Questions contemporaines. 2017. 230 p.
L’étude investigue plusieurs scandales pharmaceutiques largement médiatisés et ayant consisté à maintenir sur les marchés des produits dangereux pour les femmes qui les consomment. Il offre à l’analyse une parfaite illustration de ce que l’on peut entendre par « crimes en col blanc ». Ces derniers renvoient à des infractions perpétrées dans le cadre d’activités organisationnelles, qu’elles reposent sur des bases individuelles ou bien systémiques (Sutherland, 1983). L’auteure invite dès le premier chapitre à opérer une différenciation conceptuelle entre l’accident et le « crime en col blanc » qui est de nature intentionnelle et non fortuite. Celui-ci vise à faire perdurer une activité qui, « dans contexte permissif et complaisant, favorise un contournement des règles (…) dans le but d’atteindre des fin plurielles (…) et en dépit de morts, de blessés et de maladies qui se développent au sein de la population » (pp. 32-33). S’appuyant sur des sources journalistiques de première main pour documenter l’historique des six cas à l‘étude, le livre a le mérite d’offrir une contribution féministe à la vigilance pharmaceutique, ou encore de proposer un élargissement du concept théorique du tueur absent, forgé par Reiman (1998). Après avoir détaillé dans le prochain paragraphe les contributions de l’étude en détaillant succinctement la méthodologie employée ainsi que les cas en eux-mêmes, nous offrirons un bref survol de la progression argumentative de l’ouvrage avant de nous arrêter sur quelques remarques suggestives dans un dernier paragraphe.
S’agissant des contributions, l’étude retrace sous plusieurs directions analytiques le déroulement de six affaires pharmaceutiques qui s’apparentent toutes à de véritables cas d’espèce du crime pharmaceutique et qui permettent ensemble « de mieux comprendre (…) les dangers associés au maintien de produits pharmacologiques nocifs sur le marché et mieux saisir les souffrances et les torts subis par les victimes » (p. 18). A toute fin pratique et pour opérer des rapprochements, l’échantillon théorique constitué par les six affaires qui couvrent une période d’une cinquantaine d’années ainsi que plusieurs régions du monde a été recoupé par l’auteure en trois catégories heuristiques : (1) les médicaments pris pendant la période de grossesse (Thalidomide et Distilbène) ; (2) les produits qui échappent à leur véritable qualification (Dalkon Shield et prothèses mammaires PIP) et enfin (3) les « médicaments qui ont été détournés de leur finalité première » (la pilule Diane et le Médiator) (p. 40). A partir de « fragments empiriques » constitués d’articles et de chroniques journalistiques et tenant compte de certaines précautions comme l’absence de certains documents organisationnels, le livre dresse une exhaustive panoplie de techniques et de défaillances systémiques qui permettent aux compagnies de maintenir leurs dangereux produits. En précisant les dangers que représentent ces produits spécifiquement destinés à l’usage féminin, l’auteure présente dans son cinquième chapitre, un procédé particulier du crime pharmaceutique appelé Corporate Dumping. Ce dernier permet aux compagnies, à la suite du retrait de leurs produits dans certains pays industrialisés, de poursuivre leur entreprise criminelle dans des régions du Tiers Monde où les législations sont souvent plus laxistes et moins pointues en matière de vigilance pharmaceutique. Cette stratégie constitue pour l’auteure une importante raison empirique rendant nécessaires certaines précisions du concept du « tueur absent » posé par Reiman (1998) et selon lequel, « les sociétés commerciales tuent sans que les principaux responsables soient présents (ou identifiés) et où les patrons peuvent invoquer qu’ils n’avaient pas d’intention criminelle » (p. 195).
Dans sa progression argumentative, le livre est d’une limpidité permettant de découvrir chacune des affaires sous différents angles et d’ainsi saisir pleinement cette diversité de stratégies déployées par les compagnies pour prolonger une situation de crime organisationnel. Dans le second chapitre, il est question de ces ficelles criminelles pour maintenir les produits, en dépit de la connaissance des risques dont les laboratoires cherchent âprement à maintenir le monopole, quitte à se nourrir des failles des agences de surveillance qui sont abordées dans le troisième chapitre. Vient dans le quatrième chapitre, la question des feuilletons judiciaires et des positions de défense des compagnies, là-aussi bien souvent dans une tentative de retardement du retrait de leurs produits. Alors que dans certaines situations, elles parviennent à constituer des réseaux d’influence avec les acteurs politiques (cas de la thalidomide), elles se contentent la plus-part du temps d’une défense visant à blâmer et épuiser les plaignantes (cas du Dalkon Shield et cas des prothèses PIP). Les chapitres cinq et six traitent respectivement de la fracture nord-sud via les pratiques de Corporate Dumping ainsi que des dimensions systémiques qui permettent aux compagnies de développer des « engrenages organisationnels » afin d’éviter à l’interne, l’intervention de lanceurs d’alerte tout en favorisant à l’externe une « osmose entre pouvoirs politiques, agences de surveillance et membres de l’industrie » (p. 166). Finalement, le chapitre sept revisite le concept du tueur absent par ajout d’un certain nombre de propriétés, pour préciser le concept et étendre son application.
Si l’originalité du propos et la grande clarté de la démonstration sont incontestables, on peut toutefois s’arrêter sur une double considération qui mériterait d’être précisée, notamment au regard de la proposition de ramification du concept de tueur absent. D’abord, l’étude pointe de façon constante l’importance des chaînes de complicité dans l’entreprise criminelle des compagnies pharmaceutiques sans pour autant que ces chaînes soient au cœur de l’élargissement de la définition du tueur absent. Parmi les six critères qui sont proposés pour élargir l’invocation du tueur absent ( : « (1) là où il y a danger ; (2) pans larges de la population concernés ; (3) préjudice et ignorance du danger ; (4) caractère imprévisible de la mise en danger ; (5) impact diffus dans le temps et (6) long délais avant retrait du danger » (p. 198)), on peut regretter que ne figure nul critère renvoyant à la collusion entre les laboratoires pharmaceutiques (ou groupes industriels) et des autorités publiques telles que les agences de surveillances ou même les gouvernements. A en juger la force et l’originalité de la démonstration figurant au chapitre cinq et qui consiste à mettre en évidence des formes de distorsion entre pays du nord et du sud dans la pharmacovigilance, on pourrait presque regretter que le livre ne vienne pas insister davantage sur les chaînes de complicité dans la caractérisation du crime « pharmaceutique » en tant que tel. A l’issue de la démonstration, on aurait presque l’impression que les gouvernements comme les agences de surveillance pourraient se déresponsabiliser sur la simple base d’importantes asymétries d’informations, savamment déployées par les compagnies elles-mêmes. Bien que cela ne constituait pas l’objectif de l’étude, une plus grande prise en compte de la question de l’éthique publique, dans le traitement des pratiques criminelles pharmaceutiques, aurait été souhaitable et intéressant au regard des précédents travaux accomplis sur le sujet (Fines, 2015a, 2015b). Un traitement plus global et plus ambitieux des chaines de responsabilité et des formes de collusion entre les autorités publiques et les laboratoires pharmaceutiques aurait suffi à apporter ce supplément d’éthique publique.
JULIEN DORIS
DOCTORANT, UNIVERSITE D’OTTAWA
Bibliographie
Fines, L. (2015). Irresponsabilités récurrentes des élites. Accidents fortuits et crimes en col blanc. L’Harmattan. Collection Questions Contemporaines.
Fines, L. (2015). Entre sphères légales et réseaux illégaux. Le jeu de la collusion. Éditions L’Harmattan. Collection Questions contemporaines
Reiman, J. (1998). The Riche Get Richer and The Poor Get Prison. Ideology, Class and Criminal Justice. Boston : Allyn and Bacon.
Sutherland, E.H. (1983). White-Collar Crime. New York The Uncut Version. New Haven. Yale University Press.