RCCJP – Volume 67.1
Abolir la prison, L’indispensable réforme pénale
Par Tony Ferri
Paris :Éditions Libre et Solidaire. 2025. 226 p.
Un « délit », du latin, delictum (« faute »), ne figure dans le vocabulaire ordinaire que depuis le milieu du xixe siècle. Il donnera « délinquant » au xive siècle et « délinquance » au début du xxe siècle. Quant au verbe « délinquer », il tombe assez vite en désuétude, bien qu’il évoque le fait de « manquer à un devoir », ce qui est non seulement regrettable, mais condamnable et entraîne une « peine ». Ce terme vient du grec poinê, qui appartient au vocabulaire juridique et correspond à une « indemnité » versée en compensation du mal qui a été fait. Cette amende n’est guère éloignée de la « vengeance » ou de la « réparation » qu’on appelle en avestique kaena et qu’on retrouve dans de nombreuses langues romanes (italien, grec moderne, espagnol, russe…) avec le sens de « chagrin », « douleur » et bien sûr « peine ». De la souffrance personnelle après un drame à la peine capitale réclamée pour châtier un assassin, le pas est vite franchi. Cette exécution ne réduit pas pour autant l’« âme en peine », qui n’y trouve pas le repos attendu, pas plus que la sérénité promise. Auparavant, l’on parlait de « crime », du latin crimen, qui relève de cernere (« cerner ») et cribrum (« cible ») ; tous deux renvoient à l’action de « trier » et de « décider », d’où « décision judiciaire ». Par métonymie, cette « décision » désigne le grief qui entraîne cette décision, le futur « crime » ou la future faute inexcusable. Le « criminel » n’est pas seulement celui qui est accusé d’un crime, mais celui qui le commet et devient le « coupable ». Ceux qui étudient les crimes sont des criminologistes ou criminalistes, titulaires de la chaire de criminologie. Ils réclament la « prison » pour le délinquant ; c’est-à-dire l’emprisonnement, la privation de liberté et le maintien en un lieu dénommé « prison », du latin prisun, de prehensionem, « action de prendre ». Celui qui est « pris » va en « prison », où il est jeté ! Il devient un « prisonnier ». Le « droit » (directum, de directus, « direct », « droit ») est l’ensemble des us et coutumes qui a force de loi dans une société donnée et exprime ce qui est « juste » (jus de juris, « droit ») et que la « justice » rend. Le vocabulaire est parlant, en l’occurrence celui de la justice pénale concerne la « correction » (avec la maison du même nom) et la « pénitence » qu’on effectue dans un « pénitencier ». Étranger au « milieu » ou à des individus « suspects » (qui trichent sur leurs impôts, roulent trop vite, embrouillent leurs affaires, dealent un peu de haschich…), je n’ai aucune de mes connaissances en prison, mes seules arrestations, sans conséquence sur mon casier judiciaire eurent lieu après des manifestations pacifiques par des CRS aux agissements musclés… Pourtant, la prison ne m’est pas inconnue. C’est un bâtiment généralement sinistre, comme la prison de la Santé, à Paris, ou celle de Fresnes devant laquelle je passais, il y a déjà quelques années, pour aller enseigner les « humanités » à l’école Centrale (qui n’a rien à voir avec justement la « centrale », familière à Alphonse Boudard, qui en était diplômé !). Le bistrot voisin, qui a depuis disparu suite à une opération immobilière, affichait fièrement sa dénomination, « Ici, c’est mieux qu’en face ». Un autre devait s’appeler « La Liberté », ou bien l’ai-je imaginé ? Quoi qu’il en soit, à Fleury-Mérogis comme à Châteauroux, ou en cœur de ville comme au Havre ou à Marseille, la prison ne passe pas inaperçue. Sa présence se prétend-elle préventive ? La privation de la liberté d’aller et venir dissuade-t-elle d’accomplir un acte répréhensible ? J’en doute. D’autant que le bon sens populaire (sic) est persuadé que le « pas vu pas pris » est la règle et non pas l’exception…
Régulièrement, la presse fait état des conditions déplorables de détention, suite à des manifestations de prisonniers qui réclament un peu de dignité ou des gardiens, mécontents de leur manque de moyens. Les propos courageux de Jean-Marie Delarue, lorsqu’il était le contrôleur général de lieux de privation de liberté, s’accordent aux témoignages des visiteurs de prison, des médecins (je pense ici au livre de Véronique Vasseur, Médecin chef à la prison de la Santé, 2000) et des anciens taulards qui font les mêmes constats. La prison ne répond pas à ce pourquoi elle a été instituée : non pas seulement « surveiller et punir » un délinquant, mais le conduire sur le « bon chemin », en français contemporain, lui assurer une réelle (ré)insertion dans la société. C’est dire si la surpopulation et la promiscuité qui l’accompagne, sans évoquer les violences ordinaires et les viols commis dans le secret des cellules, sont inadmissibles dans un État de droit. Quant à l’éventail des peines (qui varie d’une époque à une autre, tout comme la gravité d’un acte, ainsi le petit larcin est dorénavant peu pénalisé tandis que la « violence routière » l’est davantage), au sentiment de justice, aux droits des prisonniers, à la qualité d’activités proposées, à la rémunération des travaux effectués dans les ateliers des prisons, aux visites et à leur intimité, etc., l’univers des prisons mérite un débat public informé. C’est à celui-ci que contribue Tony Ferri, philosophe et auteur de nombreux ouvrages sur la « condition pénitentiaire », qui travaillant dans les prisons avec des prisonniers en observe les mécanismes, en repère les dysfonctionnements et en imagine les solutions. Avec « Prison et société », texte ajoutée à l’occasion de cette nouvelle édition, Tony Ferri élargit le débat sur l’abolition de la prison en traitant de l’enfermement que la société privilégie dans tous les domaines et cite le confinement lié à la covid-19 comme exemple de mesure coercitive admise préventivement par la population sans trop de contestation. Il aurait pu mentionner les contrôles pré-embarquements dans les avions, où les « usagers » acceptent un contrôle que le droit, bien souvent condamne ! Ou encore l’acquisition d’un logement dans une gated community (« enclave résidentielle sécurisée), qui assure au résident une habitation contrôlée, fermée, sorte de prison dorée, mais prison quand même…Là, il s’agit d’un emprisonnement volontaire, que La Boétie a anticipé dans sa réflexion sur « la servitude volontaire ». Finalement nous nous accommodons de toute privation de liberté, au nom de la sécurité ou de la distraction comme dans ces émissions de télé-réalité où un groupe de cobayes sont volontaires pour se supporter un certain temps, tout en étant rémunérés. Là, Tony Ferri pose la question de notre rapport à la liberté, que le libéralisme, paradoxalement, contraint au nom même de pouvoir faire ce que l’on veut, y compris être enfermé…Très justement, il pose la question de la limite entre le « dehors » et le « dedans » qui se brouille de plus en plus au point où ce qui les sépare s’estompe. La télévision introduit du dehors dans le dedans et le téléphone portable du dedans dans le dehors. Pour le prisonnier la distinction existe encore bien sûr, mais l’auteur veut nous inviter à penser des situations extrêmes que nous sommes capables de banaliser. À la suite de Bernard Charbonneau, il nous explique que la liberté n’est pas seulement un droit mais un devoir. Il y a un devoir de liberté, y compris dans la prison, qui s’appelle dignité, ce que le système carcéral récuse en humiliant tout prisonnier, qu’il soit en maison d’arrêt (en détention, provisoire ou pour une peine inférieur à un an ferme) ou dans un établissement de peine.
L’on peut sourire du souhait naïf de Victor Hugo : « Ouvrez des écoles vous fermerez des prisons ! », d’autant qu’on a ouvert des écoles-prisons ou casernes ! Ce qu’il voulait dire, c’est que l’ignorance nourrit le crime : qu’on ne naît pas délinquant, on le devient, ainsi que l’écrit également Tony Ferri. Contrairement aux criminologues de la fin du xixe siècle/début du XXe siècle qui rivalisaient dans l’énoncé des caractéristiques propres au criminel – comme Enrico Ferri – qui n’est pas de la famille de Tony ! -, Raffaele Garofalo qui fondent une « anthropologie criminelle » ou Cesare Lombroso, pour qui la criminalité est innée – l’on sait qu’il n’existe pas de portrait-robot du proxénète, du narcotrafiquant, du chauffard-assassin, du voleur à la tire, de l’insubordonné, du faucheur volontaire de céréales OGM, du zadiste ou du militant anti-nucléaire, pour peu qu’on les considère comme de dangereux individus, etc., qu’il nous faut ainsi rompre avec nos préjugés, admettre une diversité de situations, ne pas se satisfaire d’un quelconque déterminisme socio-économique en la matière ou pire encore, biologique, physiologique et héréditaire.
Ces criminologues scientistes ont encore des adeptes (qui y ajoutent une dose de moralisation désuète en voyant dans la punition le salut du fautif !), d’où la nécessité d’enquêter, ce qui demeure trop rare aux yeux de notre auteur. Il regrette le peu d’études sur le terrain : la plupart se contentent de manipuler des données statistiques, souvent anciennes et aux modes de calcul discutables. Il nous incombe, dit-il, de « refonder l’institution judiciaire » : « Le réel carcéral, accompagné de ses problèmes de surpopulation, de suicide, de promiscuité, de désocialisation, de violence, de dégradation de l’état physique et psychique des condamnés, n’a guère changé depuis l’apparition de la prison pénale à l’aube du xixe siècle, si ce n’est qu’il s’est considérablement raffermi, sous l’effet de l’accroissement de technologie “usinaire”. » Ce n’est donc pas la seule prison qu’il faut repenser, mais « la dimension pénale du droit ». Ce manifeste nous alerte sur les dégâts que la prison produit sur toute la société, et non pas seulement sur les prisonniers, ce qui justifierait une profonde réforme. « À partir du moment où un homme tombe aux mains de l’appareil pénal jusqu’au moment où il en sort, explique Simone Weil, il n’est jamais un objet d’attention. Tout est combiné jusque dans les plus petits détails, jusque dans les inflexions de voix, pour faire de lui aux yeux de tous et à ses propres yeux une chose vile, un objet de rebut[1]. » Une prison qui inciterait le prisonnier à se sortir de sa situation par une autoconstruction de soi en relation avec d’autres, prisonniers ou visiteurs, s’avère envisageable, comme le montre la ferme de détention écologique norvégienne de Bastøy que l’auteur décrit. Au lieu de cela, les prisons françaises favorisent la « réitération des délits » : plus de la moitié des récidivistes le sont dès les premiers mois de leur sortie et les trois quarts dans les deux ans qui suivent. Il convient de s’interroger sur l’adaptation de peines aux délits commis : mettre en prison un conducteur qui a trop bu ou un voleur à la tire paraît disproportionné. À dire vrai, comme l’expose subtilement Tony Ferri, ce n’est pas l’acte qui est jugé, mais celui qui le commet, c’est lui qu’il faut punir afin qu’il en bave ! Or, il y a délit et délit, ce qu’une telle institution n’envisage que rarement.
C’est un Norvégien, Nils Christie (1928-2015) qui théorise la « justice réparatrice » et dénonce une justice aveugle (elle est souvent représentée en sculpture avec les yeux bandés !), bureaucratisée et plaide pour une décentralisation et une présence populaire, de non professionnels, dans les tribunaux. Il a révélé aussi que l’emprisonnement appartenait à toute une économie, avec des emplois, des constructions, de l’alimentation, c’est ce qu’il explique dans Crime Control as Industry: Towards Goulags Western Style ? (1993), le « contrôle du style comme industrie ». Faut-il préciser qu’il était un ami d’Ivan Illich ? Que tous les deux partageaient l’idée de la nécessité « d’inverser les institutions », y compris l’institution pénitencier.
Que faire alors, si la prison n’est pas la solution ? Mettre en place un système de compensations financières des infractions, que l’ouvrage détaille et qui trouve dans l’article 474 du code de procédure pénale l’embryon de sa faisabilité en coordonnant mieux les décisions du bureau de l’exécution des peines, le service de l’application des peines et le service pénitentiaire d’insertion et de probation. Les contrevenants n’iront pas surcharger les prisons, tout en étant pénalisés et sous contrôle judiciaire. Une autre proposition judicieuse de Tony Ferri consiste en la création de centres professionnels d’intégration par le travail, sur le modèle, toute chose égale par ailleurs, de centres d’hébergement et de réinsertion sociale. Il s’agit alors non pas de punir un individu en l’abandonnant à une oisiveté imposée, mais de l’orienter professionnellement en bénéficiant du soutien de « moniteurs » attentifs à ses demandes et possibilités, tout en lui permettant d’indemniser la victime de son acte, par exemple, et de contribuer en partie aux frais de son séjour. Le sénateur Jean-René Lecerf indique dans un avis (présenté lors de la session 2014-2015) qu’une journée de détention coûte 99 euros, un placement extérieur 35 euros, une surveillance électronique 12,17 euros, réductible à 4,27 euros hors taxes avec un appareil plus récent. Là encore, plus question de construire des prisons, même en les sous-traitant au privé ! Il existe d’autres manières de responsabiliser les personnes ayant commis un délit, sans les homogénéiser et les stigmatiser pareillement. Pour cela, Tony Ferri liste huit attitudes, dont celle qui consiste à mettre au cœur du processus l’individu et non pas un « criminel » ou un « prisonnier » désincarné. Il préconise également de « nouveaux lieux » (qui se refusent à être des prisons) avec des jardins, des ateliers, des studios où la famille peut résider le temps d’un week-end, etc. Il ne dissimule pas non plus la question psychiatrique (l’on chiffre à 30 % de la population carcérale les personnes atteintes de troubles psychologiques…), le mal-être et la soumission par habitude à un règlement qu’il faudrait repenser considérablement, et sur lequel les gardiennes et gardiens ont certainement des propositions à formuler.
Ce court texte à l’écriture vive et sensible, excellemment documenté, combinant réflexions philosophiques, enquêtes dans les prisons et approches historiques, sort de l’ombre du tabou une institution encore opaque, pour non pas angéliser les « condamnés », mais inviter tous les citoyens à débattre du système pénal, de la justice et des peines qu’une société est en droit de réclamer suite à des infractions, incivilités, violences et atteintes à d’autres individus ou à des biens en commun (il existe aussi des États-voyous et des entreprises malhonnêtes qui dégrade l’environnement ou le pille sans vergogne). Tony Ferri n’apporte pas une réforme clé en main à appliquer dès demain matin, il nous alerte sur la dérive répressive qui massifie les « condamné-e-s » et les plombe à jamais dans le mauvais camp dont on ne revient pas indemne et prêt à renaître. Il cherche à comprendre et à expliquer ce « mouvement compulsif à punir » qui se manifeste dans la manière de juger. Il place au centre de son analyse la confiance, comme dynamique « reconstitutive » de tout individu, y compris, et surtout, celui qui plie sous le poids de la culpabilité que ne cesse de lui rappeler une opinion publique assoiffée de vengeance. C’est la « punition » qu’il faut rendre juste aux yeux mêmes de celle ou de celui qui ne la subira pas. On le voit, cet ouvrage novateur pointe un sujet qui concerne toute la société, j’oserais écrire, toute société.
Tony Ferri pourrait rêver d’un monde sans crime, sans « affaires », sans incivilités – et peut-être en rêve-t-il ? –, mais ici, il fait état d’une analyse pertinente et audacieuse qu’il propose au débat public pour rompre avec le système pénitencier-à-l ’ancienne et qui a le mérite de n’humilier personne : ni la victime, ni le condamné, ni le gardien. L’humiliation est une violence dont on ne guérit jamais, qui rime avec punition. Le but de la prison dans une démocratie n’est ni d’humilier ni de punir, mais d’exalter la justice, l’équité, la bienveillance.
THIERRY PAQUOT
INSTITUT D’URBANISME DE PARIS
[1]Attente de Dieu, éditions du Vieux Colombier, 1963.