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RCCJP – Volume 67.1

Personne ne s’excusera : affranchir la justice féministe de la violence d’État

Par Aurélie Lanctôt
Montréal : Atelier 10. 2024. 103 p.

L’opuscule d’Aurélie Lanctôt est selon moi l’analyse du système de justice pénale et criminelle la plus percutante des 20 dernières années. La perspective féministe critique qui s’y déploie amène une compréhension des rouages du système d’une rare efficacité pour laquelle on ne peut rester indifférent.

L’essayiste dans ce qu’elle nomme des « séquences », on en compte trois, aligne des moments clés dans son analyse. D’abord le « #MoiAussi, l’éclatement », puis « L’impasse judiciaire » ou l’affaire Rozon et les violences sexuelles, et enfin le dossier « de George Floyd à Dis son nom » ou la judiciarisation des populations vulnérables et marginalisées. Puis elle traite de la « Révolution néolibérale et du féminisme carcéral » avant de conclure sur ce qu’elle désigne comme étant un « renouveau abolitionniste ».

Les deux premiers moments peuvent être considérés comme faisant partie d’un même ensemble. En résumant (peut-être à outrance) : dès qu’une dénonciation sur les réseaux sociaux « se transpose devant la justice, elle cesse d’être inscrite dans les rapports sociaux » (p. 26) du fait que l’État s’approprie l’événement et dicte la marche à suivre en l’individualisant. C’est-à-dire en le réduisant à un conflit entre deux personnes et en en éjectant la dimension sociale et politique[1]. C’est dans ce contexte qu’Aurélie Lanctôt note avec justesse que la prison « est largement utilisée comme instrument de gestion des problèmes sociaux »[2] (p. 40).

Dans la 3e séquence, l’autrice revient sur l’ensemble de ses thèmes et note que la pandémie a eu un impact sur les mobilisations citoyennes et que la « légitimité de l’action du système pénal, de son monopole sur l’administration de la violence, s’en est trouvée renforcée. Comme s’il s’agissait de la preuve inéluctable qu’il n’existait aucune autre forme de justice possible » (p. 55).

Après avoir considéré plusieurs éléments du système de justice, Lanctôt en arrive à aborder la perspective abolitionniste dans ses diverses dimensions et à « penser l’abolition non pas en termes d’élimination, de soustraction, mais bien plutôt comme « le fondement d’une nouvelle société » (Fred Moten et Stefano Harney) » (p. 95).

Dans sa démonstration, on peut déplorer que madame Lanctôt néglige d’une certaine manière la perspective historique des luttes qui ont été menées tant au Québec qu’ailleurs au Canada. On constate en effet que les références aux combats pour la justice portent essentiellement sur ce qui s’est déroulé aux États-Unis alors que, comme on le sait, le contexte et les réalités chez nos voisins du sud sont très différents des nôtres.

Les lacunes historiques que nous constatons laissent dans l’ombre des éléments factuels incontournables pour soutenir une remise en question du système de justice pénale et criminelle au pays. Par exemple, le nombre total de causes entendues devant les tribunaux et ayant mené à des condamnations est essentiel si l’on veut saisir l’importance des problèmes abordés. En 2010-2011, il y a eu 229 286 déclarations de culpabilité, dont 79 541 avec une peine de détention. Dix ans plus tard, soit en 2022-2023, on remarque que 94 601 déclarations de culpabilité ont été enregistrées[3] et que 32 461 personnes ont été sanctionnées par une peine d’emprisonnement[4].

Jetons maintenant un regard sur l’évolution de la population carcérale moyenne quotidienne. En 2010-2011, il y avait 13 760 détenu-e-s dans les pénitenciers fédéraux (peine de 2 ans et plus) et, dix ans plus tard, soit en 2022-23, le nombre de détenu-e-s dans des institutions fédérales passait à 12 667[5]. Pour ce qui est des prisons provinciales, toujours en 2010-2011, on comptait 24 435 personnes incarcérées, dont 10 922 condamné-e-s et 13 086 personnes en détention provisoire en attente de procès. Une décennie plus tard, en 2022-2023, il y avait 22 319 personnes incarcérées, dont 5 916 condamné-e-s et 16 194 personnes en détention provisoire[6].

On constate donc que la population moyenne quotidienne dans les pénitenciers a baissé de 1 000 personnes en 2022-2023, et que dans les prisons provinciales le nombre de condamné-e-s a diminué de près de 50 %, alors que le nombre de prévenu-e-s a augmenté d’environ 24%, et qu’au total il y a 2 000 personnes de moins.

Pourtant, le nombre total de crimes est passé de 1 826 431 en 2013 à 2 342 932 en 2023, les taux passant de 5 206 à 5 843 par 100 000 habitants[7]. L’indice de gravité des crimes était de 82,94 en 2010 et de 80,45 en 2023. Celui des crimes violents de 89,22 en 2010 et de 99,45 en 2023; des crimes sans violence de 80,53 en 2010 et de 73,54 en 2023[8].

L’ensemble de ces données ne peut manquer de susciter un questionnement sur les changements sociétaux qui ont contribué à ce qu’il y ait moins d’accusations et de condamnations malgré une augmentation du nombre de crimes de près de 30%. Il faut savoir qu’une personne accusée fait fréquemment face à plusieurs accusations (crimes) ce qui explique que le nombre de condamnés est nettement inférieur aux nombres de crimes répertoriés.

Près de 60% moins de condamnations et 60% moins de peine d’emprisonnement, mais une baisse de population d’à peine 7% dans les pénitenciers ne peut que nous amener à prendre conscience que les peines purgées[9] sont plus longues puisque le nombre d’octrois de libérations conditionnelles semble plutôt constant au niveau fédéral[10].

Lorsque l’autrice fait référence aux homicides policiers, elle donne comme exemple celui de « Sheffield Matthews, un homme noir de 41 ans », tué à Montréal en 2020, après qu’elle eut rappelé l’affaire George Floyd, laissant planer l’élément discriminatoire sinon raciste de cet homicide. Encore ici, cette triste réalité incontournable que sont les homicides policiers doit être comprise dans une perspective historique si l’on veut pouvoir la remettre en question. En effet, le pouvoir d’homicide a fait l’objet de plusieurs analyses depuis des décennies, notamment notre étude[11] remontant à 1990 qui nous a permis de réitérer que « le haut taux d’homicide policier (aux États-Unis) touchant les Noirs suggère fortement qu’il y a de la discrimination raciale sur une base nationale » (p. 36), mais aussi que la quasi-totalité des personnes tuées par des policiers au Québec entre 1975 et 1986 était des personnes blanches où le facteur racisme n’entrait pratiquement pas en ligne de compte. On constate qu’ici comme aux États-Unis depuis plusieurs années, les victimes d’interventions policières appartiennent en grand nombre au monde de la marginalité et aux minorités racisées ce qui nous interpelle et nous incite à trouver des explications qui ne soient pas limitées aux éléments factuels reliés à des faits divers particuliers. On peut facilement avancer que les victimes sont en très grande majorité des personnes au bas de l’échelle sociale.

Cette mise à jour de certaines données n’invalide pas l’analyse et surtout pas l’objectif de changement radical préconisé par l’autrice. La prise en compte de ces informations permet de mieux démontrer que le système de justice pénale et criminelle change et s’adapte pour se maintenir, minimiser toute remise en question et surtout éviter tout débat de fond sur son fonctionnement et son idéologie.

Il est aussi possible de poursuivre notre réflexion sur l’abolitionnisme en faisant référence à un exemple concret : l’affaire Rozon. Accusé d’agression sexuelle, Gilbert Rozon a subi un procès au criminel qui s’est ultimement conclu par un acquittement basé sur le doute raisonnable. En effet, même si « le Tribunal ne peut pas conclure qu’il croit la version des faits donnée par monsieur Rozon… même si le Tribunal ne croit pas la version des faits donnée par monsieur Rozon, celle-ci soulève tout de même un doute raisonnable (par 140 et 141).

Cet acquittement n’a pas empêché que monsieur Rozon soit poursuivi au civil par plusieurs plaignantes. À la différence du procès criminel, celles-ci ont pu faire valoir leur version des faits sans les contraintes procédurales qu’impose un procès criminel, faire entendre des témoins qui allèguent avoir été victimes d’agression de la part de monsieur Rozon ainsi qu’une experte en matière de violence sexuelle. Chaque cas a pu être présenté pour ensuite être inscrit dans une analyse contextuelle.

Nous sommes à l’étape où monsieur Rozon va faire valoir son interprétation des faits et faire entendre ses témoins. Ensuite, le tribunal aura à rendre sa décision et les analystes auront l’opportunité de confronter leur théorie avec la réalité judiciaire. Cette procédure alternative montre que la justice peut aborder la réalité des victimes dans le contexte social qui prévaut, et éventuellement désigner les responsables de violations de droits afin qu’ils en assument les conséquences. Le droit civil mériterait d’être aussi l’objet d’une analyse critique, il va sans dire.

Nous concluons en précisant que l’objectif poursuivi par l’autrice de réaliser des travaux visant des changements radicaux du système de justice est au plus haut point souhaitable, mais que ses analyses y gagneraient en force et en profondeur en tenant davantage compte des contextes historiques reliés aux cas examinés. Surtout qu’on ne peut ignorer que le système de justice pénale et criminelle confronté aux critiques manœuvre habilement et s’adapte en apparence pour échapper aux réformes radicales souhaitées. L’historicisme qu’on peut définir comme étant la volonté d’accorder une place prépondérante à l’histoire dans l’explication des rapports humains et du fonctionnement des institutions est une arme redoutable pour celles et ceux qui ambitionnent de travailler pour les forces du progrès.

JEAN CLAUDE BERNHEIM
EXPERT EN CRIMINOLOGIE – QUÉBEC


[1] L’Office des droits des détenu-e-s (ODD) dans son Manifeste vers l’abolition de la prison notait : « on braque les réflecteurs sur la violence individuelle tout en laissant dans l’ombre la violence collective ou la violence structurale dans la société. L’on a souvent 1’impression que l’on met l’une en évidence pour détourner l’attention de l’autre. Ces décisions, comme celles de fixer les châtiments correspondant aux infractions, sont en dernier lieu des décisions politiques influencées par des groupes qui ont le Pouvoir » (septembre 1976, p. 4).

[2] L’ODD notait : « les prisons recueillent surtout des sous-privilégiés socio-économiques, des sans-pouvoirs, des exclus » (p. 2).

[3] Le nombre de personnes acquittées est de l’ordre de 4% du nombre de personnes accusées.

[4] https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3510003101&pickMembers%5B0%5D=1.1&pickMembers%5B1%5D=2.2&pickMembers%5B2%5D=3.1&pickMembers%5B3%5D=4.1&pickMembers%5B4%5D=5.1&cubeTimeFrame.startYear=2010+-+2011&cubeTimeFrame.endYear=2022+-+2023&referencePeriods=20100101%2C20220101

[5] https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3510015501&pickMembers%5B0%5D=1.1&cubeTimeFrame.startYear=2010+-+2011&cubeTimeFrame.endYear=2022+-+2023&referencePeriods=20100101%2C20220101

[6] https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3510015401&pickMembers%5B0%5D=1.1&cubeTimeFrame.startYear=2010+-+2011&cubeTimeFrame.endYear=2022+-+2023&referencePeriods=20100101%2C20220101

[7] https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/240725/t002b-fra.htm

[8] https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=3510002601&pickMembers%5B0%5D=1.1&cubeTimeFrame.startYear=2010&cubeTimeFrame.endYear=2023&referencePeriods=20100101%2C20230101

[9] Sécurité publique Canada (2024). Aperçu statistique du système correctionnel et la mise en liberté sous condition 2022, p. 33. https://www.securitepublique.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/ccrso-2022/index-fr.aspx

[10] https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/85-002-x/2010003/article/11353/tbl/tbl11-fra.htm

[11] Jean Claude Bernheim, avec la collaboration de Taya di Pietro et Emmanuèle Garnier, préface de Jean-Paul Brodeur, Police et pouvoir d’homicide, Montréal, Méridien, 1990, 178p

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