Enfants au travail : le paradoxe de la nécessité et du choix
Par Louise Fines
Paris. Éditions L’Harmattan. 2020. 215 p.
Divisé en cinq parties, ce livre d’une actualité brûlante interroge durement le lecteur dès les toutes premières lignes d’introduction entre questionnements et réquisitoires quant au statut réel ou plutôt face à l’absence de toute reconnaissance envers ces millions d’enfants corvéables à merci. Des enfants exploités dans des conditions extrêmes que l’on peine à imaginer : usines, manufactures, tanneries, travaux domestiques, récoltes aux champs, chantiers, extraction du minerai sous les regards complices des dirigeants locaux (devises étrangères) et l’hypocrisie de ceux qui en tirent d’incalculables bénéfices, en commençant par les grandes marques ayant pignon sur rue. Et comme si l’horreur n’était pas à elle à son comble, s’ajoutent l’absence de toute protection, de tout pouvoir, d’une vulnérabilité où celui qui tombe mortellement suite à un accident, qui devient gravement malade au contact avec des produits hautement nocifs ou blessés sous la charge de poids trop lourds se voit remplacé au pied levé par des centaines d’autres qui attendent leur tour. La pauvreté dans son dénuement le plus aride, la famille qui peine à nourrir toutes ses bouches, l’analphabétisme chronique, la corruption des gouvernements au plus haut de de la pyramide, les lois et normes du travail sans équivalent d’un pays à un autre, les définitions pour le moins frileuses entourant l’âge de ce que l’on désigne communément sous le terme enfant[1] (notion relativement récente) puis, soulignant toutes ces tares, celui de l’offre et la demande coupables sans lesquelles rien de tout cela ne pourrait s’accomplir. Pour l’auteure Louise Fines, au-delà d’un fléau qui s’étend bien au-delà des frontières entre le Nord et le Sud, l’esclavage des temps modernes perdure comme jamais.
Partie I. Aspects conceptuels et stratégies méthodologiques.
À la question : l’école est-elle le point de départ d’inégalités sociales entre celui qui réussit et celui qui échoue sans qu’il y ait nécessairement de lien entre les aptitudes et les capacités intellectuelles, mais plutôt entretenues par l’éternelle pauvreté ? Un portrait sans concession que dresse Fines lorsque ces millions de jeunes arrivent sur le marché du travail. En effet, les enfants défavorisés font souvent montre d’un parcours scolaire chaotique, douloureux et dont les causes sont essentiellement inhérentes à un ensemble de données systémiques : précarité alimentaire, très faibles revenus des parents, mal-logement, promiscuité, violences, démographie galopante.
Dans cette première partie, Fines se demande si le chercheur, par sa formation académique et de façon bien involontaire, ne contribue pas aux inégalités sociales en évitant de poser les bonnes questions lorsqu’il se confronte à plusieurs réalités sociales telles que l’exclusion, la marginalisation, la stigmatisation, la délinquance. L’école servant de tamis entre les bons et ceux considérés comme déclassés. Cela dit, face aux trop nombreuses difficultés familiales et influences environnementales, l’enfant et l’adolescent sous la pression des parents et des pairs vont souvent préférer quitter les bancs d’école avec un but beaucoup plus concret qu’un avenir incertain face au grand tableau noir : un salaire. Notre regard est une chose. La réalité sur le terrain en est une autre.
Partie II. Les enfants travailleurs actifs dans de nombreux secteurs : les mines, l’agriculture, le textile, les tanneries, le travail domestique.
L’histoire de l’exploitation des enfants ne date pas d’hier, mais se rapporte bien à celle de l’humanité depuis la nuit des temps. Encore au début du XXè siècle, il n’était pas rare, en Europe de l’Ouest, de voir des enfants âgés de 6 à 8 ans employés dans les usines, le triage du charbon, les travaux de la ferme et si ces temps semblent pour le moins révolus, du moins en Occident, elle demeure omniprésente un peu partout ailleurs dans le monde. L’auteure donne ici des exemples frappants : l’Inde et l’exploitation des enfants de 5 ans dans les mines de mica; les carrières au Burkina Faso, les mines d’or au Mali, l’agriculture et le tabac aux États-Unis via une main-d’œuvre latino au statut jamais régularisé; la cueillette des oranges en Turquie; le secteur du textile au Myanmar; les tanneries et les tâches domestiques au Bangladesh. La liste semble sans fin au point où l’auteure se demande si au-delà des mots, les ONG ont réellement un poids ? Si les discours politiques quant à la protection de l’enfance ne sont pas de vains mots ? Si nous ne sommes pas tous complices de cet état de fait en consommant des produits sans aucun lien avec leurs coûts de production ?
Partie III : Le travail des enfants sous l’angle de crimes systémiques : les difficultés d’attribuer des responsabilités, une longue chaîne d’acteurs, des justifications crédibles et des bénéfices à la clé.
Sous un angle beaucoup plus criminologique que socio-politico-économique, Fines ne mâche guère ses mots lorsqu’elle parle de crimes systémiques lorsque les principaux acteurs utilisent en toute impunité l’économie de marché et la concurrence pour perpétrer sous une fallacieuse légitimité leurs actions délinquantes : exploitation éhontée des plus miséreux, bénéfices sans commune mesure entre le travail, les coûts de production, le produit finit et sa revente une fois entre les mains du demandeur puis de l’acheteur.
Ce ne sont pas les justifications qui manquent à l’appel… Fines reprend dans le détail les exemples qu’elle cite dans la deuxième partie en évoquant la traçabilité réelle, feinte ou ignorée des produits une fois en circulation. Pour mieux rappeler aux lecteurs qu’il ne s’agit pas d’industries secondaires, elle donne les noms de quelques grandes entreprises et filiales internationales connues de tout un chacun.
Partie IV : Le travail des enfants : les paradoxes de la nécessité et du choix.
Cette avant-dernière partie, l’auteure la réserve à un ensemble de questionnements qui n’ont pas forcément de réponses comme c’est le cas lorsqu’elle ouvre le débat entre ceux qui évoquent des millions de victimes honteusement exploitées et de l’autre des êtres qui se disent autonome en gagnant de l’argent, aussi modique soit la somme reçue et qui serait toujours mieux que de mendier dans la rue. Faut-il interdire le travail de ces enfants ou bien laisser la situation telle qu’elle existe malgré ses affres infinies ? Y a-t-il lieu de sonner l’alarme lorsque l’utilisation d’enfants n’entre pas directement dans des questions de pénibilité, celles qui mettent en danger leur santé et leur sécurité ? Pouvons-nous parler de droits humains lorsque l’utilisation d’enfants s’exerce librement au nom du profit parce que c’est facile, plus que rentable et aux antipodes de toutes charges sociales ou syndicales ?
Partie V : Le sacrifice nécessaire des enfants qui travaillent.
Paradoxe s’il en est un, la robotisation ayant remplacé le cycle ternaire de l’homme dans tout ce qui demeure aliénant dans sa répétition mécanique, cette évolution n’est pas sans créer une crise par son manque de travail. Or, si le monde des adultes, du moins ceux vivant en Occident, s’est très nettement amélioré au cours des dernières décennies, que dire de ceux et de leurs enfants des pays les moins nantis ? Ceux dont la seule force monnayable est de travailler soixante heures par semaine, de manger et de dormir sur place ? Ceux que l’on ne voit pas et que nous achetons à travers mille produits et marques de commerce ? Oserions-nous dire que l’existence à la même valeur partout ?
Confrontée à sa propre amnésie, l’histoire de l’homme semble se répéter inlassablement. Lois, accords internationaux, dénonciations, boycottage du produit pointé du doigt, contrôles plus actifs et sur le terrain, vigilance des organismes chargés de la protection de l’enfance ne suffisent pas. L’auteure ne donne pas LA solution à ce type de fléau.
Dans sa conclusion, l’auteure utilise la métaphore du tueur absent, celui qui, délibérément, ne voit et n’entend pas et continue d’agir en toute liberté au nom de la sacro-sainte économie de marché, d’engranger encore plus de profits qui en appellent invariablement d’autres dans un monde où le mot consommation rime avec autodestruction.
Peut-être l’objet d’un second ouvrage, Louise Fines n’a pas abordé la question du trafic humain à des fins sexuelles. Elle a bel et bien mentionné sur quelques lignes que des milliers de jeunes enfants de sexe féminin sont l’objet de sévices et d’abus sexuels, mais sans en approfondir toute l’ampleur. Sur 150 milliards de dollars que rapporte l’exploitation annuelle des enfants dans le monde, plus de 99 milliards proviennent de la marchandisation et du tourisme sexuel dont ils sont l’objet[2]. Dans le détail : 34 milliards pour ce qui a trait aux chantiers de construction, les mines, les industries; 9 milliards pour l’agriculture, l’industrie forestière et celui de la pêche et 8 milliards pour les travaux domestiques. Au total, plus de 5,5 millions d’enfants[3].
Le mot de la fin.
Il s’agit d’un livre bien écrit, bien documenté, un livre poignant à lire pour celui ou celle qui prend le temps et la peine de répondre aux questions posées par son auteure ou à tout le moins tenterait de répondre à ce qui nous concerne tous : notre devenir à travers l’exploitation des plus pauvres, ceux qui ne peuvent nous parler de leur déchéance, parce que trop éloignés géographiquement alors qu’en réalité nous formons un seul et même groupe, celui des hommes parmi les hommes confrontés à la même destinée.
PHILIPPE BENSIMON
CRIMINOLOGUE
[1] J’invite le lecteur à lire ou relire Aries, P. (1973). L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime. Paris. Éditions du Seuil. [2] Gallucci, J. (2019). Human trafficking is an epidemic in the U.S. It’s also big business. Fortune. Disponible en ligne à : https://fortune.com/2019/04/14/human-sex-trafficking-us-slavery/ [3] Human Rights First. (2017). Human trafficking by the numbers. New York. Disponible en ligne à : https://www.humanrightsfirst.org/resource/human-trafficking-numbers