Libre et condamné : La détention en milieu ouvert en question
Par Tony Ferri
Paris : Éditions Libre et Solidaire. 2019. 215 p.
On croyait qu’avec son précédent livre, Abolir la prison, Tony Ferri avait achevé de mener ses multiples analyses sur le monde pénal et carcéral. Mais voilà que le philosophe et conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) vient de sortir cet essai portant sur l’activité des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), telle qu’elle s’exerce en dehors des prisons.
Pour refléter de manière juste et précise la situation du milieu ouvert, où sont pris en charge les mesures pénales substitutives à l’incarcération et les dispositifs d’aménagement de peine, l’auteur s’appuie, de manière critique, sur des études s’étant intéressées à ce domaine particulier situé au croisement de trois institutions : les tribunaux, les établissements pénitentiaires et les SPIP.
Une première étude, Les rationalités de la probation française de Razac O., Gouriou F. et Salle Gr. (2013), est d’abord convoquée par Tony Ferri, en raison de son caractère à la fois emblématique et symptomatique de ce que les chercheurs sont complètement hors-sol vis-à-vis du terrain de l’accompagnement pénal hors les murs. Selon les signataires de cette étude, ce qui structurerait le champ des pénalités contemporaines post-sentencielles, ce serait, par définition, l’incohérence, parce que les objectifs de ce champ seraient, d’après eux, totalement incompatibles entre eux, en tout cas impossibles de faire tenir ensemble, du fait de leur irréductible hétérogénéité. La probation se résumerait à un fourre-tout caractérisé par son éclectisme et son arbitraire.
D’autres études sont citées, en particulier celle de Dominique Lhuillier (2007) et celle de Xavier de Larminat, Hors les murs. L’exécution des peines en milieu ouvert (2014). Si la première considérait déjà, avant les autres, l’institution punitive sous l’angle d’un nœud de tensions ou de contradictions, le deuxième réduit, quant à elle, le fonctionnement des SPIP du milieu ouvert à la poursuite de deux logiques : la gestion de flux et la gestion des risques.
Tony Ferri, connaissant très bien ces questions, parce qu’il les éprouve de l’intérieur et parce qu’il en fait habituellement ses objets d’analyse, ne prend pas de gants pour déconstruire l’approche de ces travaux marqués par un matériau fort pauvre, et par le fait que les enquêteurs qui les ont signés ne sont pas familiers avec les SPIP du milieu ouvert et qu’ils ne se sont appuyés que sur quelques entretiens avec des conseillers.
D’évidence, tous ces contrastes énoncés ne sont que la face apparente d’un champ pré et post-sentenciel qui a été créé en 1999, et qui s’opère par la triple corrélation du juge de l’application des peines (JAP), du condamné et du conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation. À l’inverse, Tony Ferri donne à voir la richesse et la variété des missions dévolues à l’univers des SPIP œuvrant en dehors des prisons, et montre comment cet éclectisme dénoncé par les chercheurs n’est pas propre au seul milieu pénitentiaire. Il souligne comment les CPIP ne sont pas précisément des spécialistes d’un domaine unique, mais des praticiens, dont les fonctions liées au pénal, au social, au médical, au restauratif ou au partenarial, requièrent, de leur part, le goût du relationnel, des compétences rédactionnelles, une activité de collaboration. Ainsi, le travail des CPIP est-il plurivalent. C’est un professionnel généraliste qui endosse souvent l’habit de coordinateur d’actions concertées, qui ne prend pas la place d’un psy, d’un médecin, d’un magistrat, d’une assistante sociale ou de l’agent de Pôle Emploi ; mais mobilise ses connaissances et savoir-faire, afin de combiner le plus efficacement possible l’action de différents services ou organismes.
S’il y a lieu de relever une ambivalence de l’activité des CPIP, elle tient sans doute au croisement de la double mission conférée : d’un côté l’insertion ou la réinsertion, de l’autre la probation ou le contrôle.
Mais de facto les SPIP ont fonctionné depuis de nombreuses années et ont traité des centaines de milliers de dossiers. C’est la preuve que le fonctionnement apparemment contradictoire dénoncé par les scientifiques peu avisés n’est qu’un mouvement naturel, propre au système français, et destiné à traiter efficacement la prévention de la récidive par l’alliance de deux procédures qui se combinent mécaniquement dans deux sens : d’un double mouvement du milieu ouvert vers le milieu fermé, et du milieu fermé vers le milieu ouvert.
Là où les études spécieuses de ces chercheurs mentionnent des contradictions fortes par rapport aux missions d’accompagnement et de contrôle, Tony Ferri constate une nécessaire complémentarité de la probation et de l’insertion.
Il est d’ailleurs plus précis, d’abord, en décrivant les deux logiques effectives mises en œuvre dans les SPIP : la rationalité situationnelle, ayant un fondement clinique, et la rationalité prédictive, ayant pour but la protection de la société et l’anticipation du crime ; ensuite, en soulignant ce qui échappe totalement à l’analyse des enquêteurs, à savoir : d’une part, la tendance à la dé-spécification du rôle du CPIP, désigné initialement comme travailleur social pénitentiaire, au profit d’une procédure d’ouverture, depuis une dizaine d’années, à une activité complémentaire de criminologie ; et, d’autre part, un mouvement de carcéralisation du milieu ouvert. En effet, sur ce dernier point capital, il apparaît que les chercheurs oublient fâcheusement l’intrication du milieu ouvert et du milieu fermé. Faut-il de fait rappeler que, dans la sanction phare du milieu ouvert, le sursis assorti d’une mise à l’épreuve (SME), il est toujours prévu un quantum de peine d’incarcération en cas d’inobservation des obligations, et en outre que cette mesure est souvent jumelée à de la peine ferme ? Sans compter que les aménagements de peine comme le placement sous surveillance électronique (PSE), la semi-liberté (SL) et le placement à l’extérieur (PE) nécessitent un placement sous écrou.
Par ailleurs, Tony Ferri s’attache à préciser concrètement le travail des CPIP. Il cite par exemple un rapport de l’inspection des finances de 2011, qui préconise de réserver un temps de travail, à hauteur de 50% en milieu ouvert et de près de 60% en milieu fermé, aux entretiens, d’environ 20 à 25% aux démarches d’accompagnement social et autant à la rédaction des rapports et aux diverses réunions. Ce qui est loin d’être le cas dans la réalité quotidienne des CPIP, où l’on observe une tendance malencontreuse à la procéduralisation de l’ensemble de l’activité. Cette bureaucratisation de l’activité est alors susceptible de causer du tort aux missions d’insertion et de probation.
Si le criminologue canadien André Normandeau relève l’impuissance du système pénal à endiguer le crime, Tony Ferri, lui, décrit une époque marquée par une pénalité illimitée et l’outrance judiciaire qui se traduisent par la hausse du taux d’incarcération, par une forme de compulsion de punir, par la dimension impressionnante des bâtiments pénitentiaires, par le fait que tout homme soit désormais un criminel qui s’ignore (Albert Camus), par une décentralisation du milieu fermé vers le milieu ouvert et par l’émergence d’une société de l’hypersurveillance…
Il met également en lumière les conséquences d’un système judiciaire fragilisé et soumis à une surchauffe des tribunaux qui conduit à une surpénalisation de la société et à une répartition, en quelque manière, partiale des sanctions. D’après les conclusions issues des travaux du sociologue Nicolas Herpin (1977), il apparaît, dans le cadre d’une justice expéditive, que les avocats seraient bien souvent des faire-valoir des juges, et que les juges auraient tendance, du haut de leur piédestal, à bâcler les procès. D’où il résulterait que, à délit égal, les prolétaires auraient deux fois plus de chance de perdre leur procès que les bourgeois, et que, à l’audience, les jeunes seraient plus défavorisés par rapport aux plus âgés et les étrangers par rapport aux Français.
À ces défaillances du système pénal se surajoutent les effets d’imitation et de ressemblance entre le milieu fermé et le milieu ouvert, qui sont le reflet de l’accroissement de la dimension coercitive et de la contrainte judiciaire au sein de la collectivité.
Concernant l’accompagnement des personnes placées sous l’autorité de la justice en milieu ouvert, le philosophe note l’existence d’une très forte emprise exercée sur elles. Il met en évidence une véritable carcéralisation sociale. Les personnes suivies expriment leur angoisse face à ce qu’elles nomment une épée de Damoclès permanente ou lancinante.
Néanmoins, l’auteur insiste pour dire qu’il n’y a pas de dichotomie entre contrôle et assistance. En fait, pour lui, l’insertion et la probation ont en réalité besoin l’une de l’autre pour être efficaces.
Tout se joue en réalité lors des entretiens. Lors de la mise en œuvre d’une mesure de probation, une attention particulière est alors portée sur le degré d’implication de la personne suivie et sur le niveau de respect des conditions et des obligations. C’est le passage le plus intéressant du livre : lorsque Tony Ferri évoque le cœur du métier. Pour lui, un probationnaire est un postulant au rachat de sa dette sociale ou personnelle, un candidat, normalement volontaire, à qui il est proposé un suivi destiné à rechercher le rétablissement de la situation antérieure aux conséquences du passage à l’acte, c’est-à-dire précédant les dégâts causés contre la communauté ou le préjudice subi par les victimes.
Pour ce faire, les CPIP font usage d’un certain nombre de techniques d’entretien et ont recours à un mode relationnel spécifique faisant appel à l’écoute, à l’orientation, au contrôle, à l’évaluation, à l’aide, à la mise en projet et à la motivation. L’ensemble de ces compétences et qualités professionnelles se combinent pour satisfaire aux missions réservées aux SPIP. Le curseur est tantôt mis sur l’insertion, tantôt sur la probation. Le CPIP doit bien avoir en tête les causes qui déterminent l’attitude délinquante. Il y a les facteurs de risque et les facteurs de protection : à savoir les conditions qui favorisent l’entrée ou le maintien dans la délinquance, et celles qui permettent au contraire d’éloigner le spectre de l’infraction à la règle de droit ou de la récidive. Les facteurs de risque peuvent être ou bien statiques : le relatif jeune âge, le cumul des antécédents judiciaires, le nombre de passage en établissements pénitentiaires, la périodicité de ces passages (la prison criminogène) et les éventuels manquements à l’exécution d’autres peines ou suivis du milieu ouvert ; ou bien dynamiques : un mode négatif de représentation de la justice, le tempérament de la personne, son profil insensible, froid, impulsif, la faiblesse du niveau d’études, l’inconstance relationnelle et sentimentale, l’absence d’assise professionnelle, les problèmes d’addiction, les mauvaises fréquentations…
Par où l’on voit que Tony Ferri a souhaité montrer concrètement ce que font les CPIP quand ils prennent en charge des mesures judiciaires qui leur sont confiées en dehors des établissements pénitentiaires. Il n’a pas voulu caractériser la nature du métier. Il s’est efforcé de proposer une description des conditions et manières d’intervention des professionnels. Son approche va à contre-courant de l’opinion qui consiste à voir seulement du milieu fermé au milieu ouvert un rapport d’opposition, plutôt qu’une relation de complémentarité ou une certaine homogénéité. De plus, il fait voir comment le milieu ouvert n’est pas uniquement un système de peines substitutives à l’incarcération, notamment à la lumière de l’aménagement de peine le plus usité : le placement sous surveillance électronique.
Il existe une étonnante passerelle entre les peines d’enfermement et celles s’exécutant en milieu libre. La jonction s’opère cette fois-ci par la dichotomie entre l’objectif des personnes détenues de se projeter vers la sortie de prison et l’obligation des personnes condamnées à un dispositif substitutif à l’incarcération de se soumettre à un cadre, à défaut de quoi ils encourent une révocation de leur mesure. C’est autant dans l’esprit que selon la lettre du jugement pénal que s’articulent les unes aux autres les peines d’emprisonnement et les mesures de contrôle hors les murs comme le sursis-travail d’intérêt général, le sursis assorti d’une mise à l’épreuve ou le suivi socio-judiciaire…
Ainsi Tony Ferri boucle-t-il la boucle du système punitif français en reconnaissant à la fois la complémentarité de fait des missions d’insertion et de probation, et un certain antagonisme si l’on prend en compte la carcéralisation actuelle du milieu ouvert, car il paraît difficile de faire entrevoir l’avenir sous la contrainte. Si la complémentarité est clairement perçue positivement du côté des acteurs institutionnels, elle peut aussi être ressentie négativement comme une entrave par la personne condamnée. Il reste aux CPIP à user de leur savoir communicationnel pour faire entendre le bien-fondé des deux missions.
L’argumentation de Tony Ferri, claire et limpide, sur le milieu ouvert, met en porte-à-faux les travaux des chercheurs, qui sont souvent rémunérés par l’administration pénitentiaire, mais dont leurs conclusions n’apportent rien de bon à la probation française. S’il paraît utile de dénoncer l’absurdité de ces travaux de scientifiques ne connaissant pas la probation in situ, il semble encore plus important de répondre aux représentations hâtives de l’opinion publique, qui à la fois peut ignorer le milieu ouvert et ne voir le condamné que par le prisme des barreaux de la prison. Comment alors imaginer la possibilité d’une troisième voie, comme celle suggérée par André Normandeau, pour dépasser la punition et le traitement en milieu ouvert, en fusionnant les deux axes dans une nouvelle acception de la profession, d’« un plaideur pour le client », selon l’expression québécoise, en liaison avec la communauté, alors que le sens et l’existence actuels du milieu ouvert ne sont pas encore compris par la population ? D’où l’importance que le philosophe puisse et doive prendre la plume pour vulgariser et proposer une nouvelle voie.
DRAGAN BRKIĆ
PROFESSUER, AUTEUR, EX-CONSEILLER PÉNITENTIARE D’INSERTION ET DE PROBATION