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RCCJP – Volume 65.3 (2023)

Sous la réhabilitation, le contrôle : La justice des mineurs au XXIe siècle

Nicolas Sallée
Québec : Éditions des Presses de l’Université du Québec. 2023. 233 p.

Après Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs (2016), Nicolas Sallée publie un nouvel ouvrage remarqué qui, s’il se donne, en quelque manière, comme le prolongement du précédent, comme son complément indispensable, traite de certaines questions qu’il semblait justement avoir antérieurement laissées en suspens, pour mieux y revenir. De quoi s’agit-il ?

Dans ce livre, l’auteur soutient la thèse selon laquelle la justice pénale des mineurs, telle qu’elle s’exerce sur le territoire montréalais au Québec, serait désormais investie, dans ses techniques de sanction et d’accompagnement, par une logique prégnante de contrôle. Il y repère la genèse de l’apparition de cette logique, grosso modo, à l’orée des années 1990, avec une nette accélération de sa mise en œuvre surtout au début des années 2000.

La conséquence majeure en serait, selon lui, le déploiement de ce qu’il appelle « le nouvel âge de la réhabilitation », c’est-à-dire de cette réhabilitation qui serait maintenant placée « sous contrôle ». Cette espèce de mutation dont le développement serait encore en cours, à l’intérieur des espaces de suivi des sanctions pénales qu’il a visités, s’accompagnerait d’un glissement, voire d’un retournement de la manière de prendre en charge les mineurs condamnés : en effet, il ne s’agirait plus là seulement d’indexer les modes d’accompagnement de la délinquance juvénile sur des mécanismes et des dispositifs de rééducation, mais d’ajuster l’ensemble des procédures de prise en charge de ces personnes jeunes condamnées sur une rationalité de contrôle, à la fois plus enveloppante et plus unitaire dans l’économie du système de punir.

La centralité de ce contrôle, et même sa transversalité caractérisée par le fait qu’il affecterait aujourd’hui aussi bien le milieu fermé (les espaces d’enfermement ou de semi-enfermement) que le milieu ouvert (les espaces alternatifs à l’emprisonnement), qu’il circulerait donc d’un lieu de l’exécution des peines à l’autre, seraient le résultat d’un processus de refondation des principes et du but de l’accompagnement des mineurs délinquants. En cause : l’apparition massive de nouvelles exigences relatives à l’impératif de la prévention contre le risque de récidive, ainsi qu’au motif de l’évaluation et de la gestion des conduites de la population délinquante juvénile. Aussi l’auteur présente-t-il les contours de son programme de recherche de la manière suivante : « En faisant de l’évaluation et de la gestion des risques de récidive le préalable, le fondement et la finalité du suivi des jeunes délinquants, dans un cadre pénal modernisé, ces mutations dessinent les frontières de ce que je décrypterai, tout au long du livre, comme un nouvel âge de la réhabilitation, ou de la réhabilitation sous contrôle » (p.11).

Ambitieux dans son objectif, l’auteur accorde néanmoins au cadre de son étude sur la justice des mineurs trois limites :

1/ D’une part, une limite d’ordre institutionnel, puisqu’il y est question, pour lui, de circonscrire la conduite de sa recherche au champ strictement post-sentenciel, c’est-à-dire au domaine des procédures de suivi qui s’activent, après jugement, sur le terrain des acteurs prenant en charge les jeunes délinquants.

2/ D’autre part, une limite de nature géographique, attendu qu’elle a pour objet principal d’interroger les modalités de mises en œuvre des décisions judiciaires sur le territoire localement défini de l’île de Montréal.

3/ Enfin, une limite d’ordre organisationnel et professionnel, au regard de son inscription à l’intérieur du seul « centre jeunesse » montréalais, et de ses relais locaux constitués par les bureaux de suivi dans la collectivité (l’extra-muros) et les unités de placement sous garde (l’intra-muros).

L’auteur énonce ainsi les restrictions qu’il s’impose : « Ce livre propose une réflexion sur le droit pénal des mineurs sans interroger directement son application par les tribunaux de jeunesse. Il s’intéresse, plus précisément, aux manières dont les décisions de ces tribunaux sont exécutées, sur le territoire de l’Île de Montréal, par ces agences d’État que l’on nomme  »centres jeunesse » et par les acteurs qui les composent : gestionnaires et experts du ministère de la Santé et des Services sociaux, délégués à la jeunesse, éducateurs, etc. » (p. 12).

C’est alors non seulement dans ce cadre structurel délimité, mais aussi à partir des discours des personnels et de la façon dont les professionnels de terrain perçoivent in situ leur pratique que le livre envisage de saisir la quintessence du « travail de suivi » à l’égard des mineurs. Dans ce but, cette enquête entremêle d’abord observations directes, assistance aux réunions, examen des données enregistrées dans les applications informatiques dédiées aux prises en charge, interviews des acteurs de différents grades et de mineurs sélectionnés, croisement des informations recueillies tantôt auprès des éducateurs de l’espace clos, tantôt auprès des délégués à la jeunesse de l’espace communautaire ; ensuite après les avoir distingués, elle compare et articule les résultats obtenus au sein de ces deux univers formés par les deux champs existants de pratique post-sentencielle et nominalement identifiés par l’auteur sous les expressions de « hors des murs » (partie I) et d’ « entre les murs » (partie II).

Sur le plan méthodologique, l’étude de l’auteur se veut énergiquement analytique, en ces sens qu’elle prend appui sur le vécu, les représentations, les savoirs préalablement construits, les outils déjà à disposition des professionnels, les pratiques usuelles des acteurs de terrain, aux fins d’un dévoilement des évolutions en marche et de ce qui constitue le noyau présent de l’intervention sociale, dans le domaine de l’accompagnement des mineurs délinquants : elle part donc du concret, de la pratique, du réel pour s’élever vers l’abstrait, dégager les idées-forces, énoncer une théorie contemporaine de l’action pénale, probatoire et sociale à l’attention de la délinquance juvénile, à l’intérieur des centres de jeunesse montréalais.

Au terme de son enquête, l’auteur vise à montrer comment, en un peu plus de trois décennies, le système d’application des peines à l’égard des mineurs condamnés, tout particulièrement pris en charge sur l’île de Montréal, s’est vu graduellement recouvert ou redoublé par une « logique de contrôle », – logique que l’on pourrait entendre, selon nous, à la fois comme « processus rationnel » et comme « culture ».

Cela veut dire que, sans abandonner totalement l’objectif d’aide à la réadaptation et à la resocialisation des jeunes consistant notamment dans la mise en œuvre de programmes, de traitements et de services destinés à cerner, puis, le cas échéant, à corriger les difficultés, les manquements, les carences des délinquants dès l’instant où ceux-ci ont favorisé l’émergence de leur comportement infractionnel, l’essor de cette culture du contrôle, affectant les centres de jeunesse visités, se signale par la tendance à l’adoption en leur sein d’un changement effectif de paradigme : le « cas montréalais » est, selon l’auteur, significatif en ce qu’il a pour propriété d’attacher une importance croissante, voire désormais envahissante aux logiques gestionnaires, managériales, bureaucratiques, statistiques, préventives, au détriment des activités éducatives, réhabilitatrices, cliniques, résolument tournées vers la personne. Selon lui, tout semble maintenant indiquer que la prise en charge des problèmes individuels et sociaux, fort spécifiques, des jeunes délinquants de Montréal est subordonnée à un travail de traitement, d’enregistrement et de re-collectionnement de données de nature « actuarielle », aux fins de lutte contre la récidive, d’anticipation du crime, d’établissements de catégories infractionnelles adossées à la figure de la dangerosité et réduites non seulement à l’âge, au sexe, à la classe sociale, mais aussi et surtout, et de plus en plus, à l’origine ethnique ou raciale.

De sorte qu’il lui apparaît que l’intégration des composantes technologiques, gestionnaires, criminologiques et procédurales a désormais ici préséance sur la considération des dimensions complexes et multifactorielles de l’humain et de l’enfance, et que ces centres de jeunesse sont culturellement incités, depuis le virage pris à l’occasion de l’avènement du nouveau millénaire, à prendre pour cible privilégiée une certaine catégorie de délinquants, celle-là même qui peut se laisser appréhender par ce constat présent dans l’étude : plus le jeune délinquant est déclassé, pauvre et immigré ou étranger, plus la pression (sociale, législative, professionnelle) est grande qu’il fasse l’objet d’un placement « sous contrôle ».

Cette enquête n’est pas sans évoquer, à nos yeux, sous quelque aspect, le travail de recherche doctorale que nous avions conduit, entre 2007 et 2011, et qui s’était donné pour tâche d’établir les caractéristiques du mouvement par lequel le système pénal post-sentenciel français des adultes avait connu en profondeur des déplacements et des réaménagements touchant ses fins poursuivies, ses moyens alloués, ses techniques utilisées, au point qu’il avait fini par basculer d’une logique du châtiment à celle de ce que nous nommions alors déjà l’hypersurveillance (Cf., notre thèse ayant pour titre Le système de la peine. Du châtiment à l’hypersurveillance). Elle n’est pas non plus sans rapport, sous d’autres aspects, avec les nombreuses publications du sociologue français, Laurent Mucchielli, relatives à la délinquance juvénile, aux politiques actuelles de sécurité et aux évolutions de la criminologie.

Au bout du compte, cette étude de Nicolas Sallée ne manque pas d’offrir un double intérêt :  d’une part, elle apporte un matériau scientifique dense à la sociologie de la justice des mineurs, ainsi qu’une réflexion sociale et politique utile au débat public portant sur le statut de l’accompagnement des jeunes délinquants  ; d’autre part, au-delà de son ancrage local à Montréal, elle contribue à mettre puissamment le doigt, au moins en filigrane, sur la tendance, non pas seulement de la montée, mais de l’uniformisation de la culture du contrôle dans le monde occidental « libre ».

TONY FERRI
UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LILLE

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